réessayer

476 38 5
                                    

Du haut de son immeuble, Aliona contemplait la ville qui s'étendait à ses pieds, frissonnante dans la nuit fraîche. Le printemps arrivait tout doucement.
La nuit était tombée depuis maintenant plusieurs heures, et bien qu'elle doive se rendre au lycée donner des cours le lendemain matin, elle n'arrivait pas à se résoudre à aller se coucher. Ses cauchemars étaient revenus la hanter.

Pour une fois, elle avait prévenu Asterin. Lui avait expliqué qu'en ce moment, c'était un peu compliqué, parce que la lycéenne avait insisté pour qu'elle lui dise tout. Et que ses vieux démons dansaient à nouveau en elle. Mais également qu'elle souhaitait être seule, cette nuit. Elle avait besoin de réfléchir. Réfléchir à si elle allait tenter de reparler à son père, mais aussi à comment réussir à aller mieux, enfin. Dans l'après-midi, elle avait réservé un rendez-vous chez une psychiatre. Ça pouvait paraître anodin, mais pour l'enseignante ça représentait beaucoup. Elle n'avait jamais eu ce type de rendez-vous avant. Ça ne pouvait être que pour le mieux.

Elle finit par s'asseoir, laissant pendouiller ses jambes dans le vide. La brune n'apprenait pas vraiment de ses erreurs, et il fallait dire aussi qu'elle en était au point ou le "pourquoi pas" lui torturait l'esprit. C'était en partie pour ça qu'elle s'était enfin décidée à consulter. Elle ne voulait pas que ses proches souffrent.

Au bout d'un moment, elle s'écarta du bord pour se mettre en tailleur un mètre plus loin et appuya quelques fois sur son téléphone avant de le porter à son oreille. Elle devait avoir cette discussion. Et bien qu'il fût quatre heures et demie passées, elle ne doutait pas une seconde que de l'autre bout du fil, son correspondant décrocherait.

- Tu t'es décidée à me rappeler.

Pas de préambule, de bonjour, de "pourquoi au plein milieu de la nuit?" Alhan était comme ça, et l'avait toujours été.

- Sur le toit de mon immeuble. Maintenant.

Trois tonalités résonnèrent contre l'oreille de la professeure après qu'elle ait prononcé ces mots, et elle se décida à raccrocher elle aussi. Si elle devait être honnête, cette directivité n'était qu'une façade. Elle n'avait aucune idée de si Alhan allait venir ou pas, de si elle en valait assez la peine à ses yeux. Elle verrait bien. Ça n'était pas comme si elle allait disparaître du toit, de toute façon.
Poussant un gros soupir, elle laissa tomber son dos contre le bitume du toit, lui arrachant une mimique de douleur. Cette partie de son corps lui faisait de plus en plus mal au fur et à mesure que sa grossesse avançait.

Malgré la pollution lumineuse, elle arrivait à voir quelques étoiles et à tracer une ou deux constellations. Se remémorer ces connaissances était pour elle un plaisir. Sentir les noms des tracés revenir d'une lointaine partie de sa mémoire pour rouler dans son esprit était fascinant. Bien sûr, elle ne se souvenait pas de l'entièreté de la carte céleste, qu'elle avait pourtant dû apprendre par cœur, sous la main de fer de sa mère, lorsqu'elle avait quatorze ans. Mais il lui restait quelques bases qu'elle aimait à entretenir.

Les minutes passèrent, et Aliona, qui voulait au départ réfléchir, profita au contraire de l'instant pour se vider l'esprit. Il faisait assez chaud pour ne pas se couvrir de trop, aussi l'air frais venait parfois glisser contre la peau de ses avant-bras, s'engouffrant par vagues sous les manches de son chemisier.
Elle vint à un moment à se faire la réflexion qu'Alhan ne viendrait pas. Ça lui ressemblerait, de ne pas accorder d'importance à sa fille. Mais d'un autre côté, il paraissait étrange qu'il évite la confrontation.
Ses suppositions prirent fin lorsqu'elle perçut le bruit que produisait la porte donnant sur le toit en s'ouvrant, suivi d'un souffle précipité et sifflant. Alhan n'était vraiment pas dans la fleur de l'âge ou dans une condition physique optimale.
Aliona fit comme si il n'était pas là, le laissant sans un mot s'asseoir lourdement à ses côtés, le regard toujours perdu dans le ciel. Quelques nuages se laissaient traîner, flaneurs, par les courants en altitude. L'enseignante se surprit à rêver d'être un jour comme eux. Purs, libérés de toute responsabilité, vaguant à leur rythme calme sans souci de devoir aller quelque part, d'atteindre un objectif.

- Tu voulais me voir.

La phrase de son père faillit faire sursauter Aliona, mais elle ne lâcha pas pour autant les nuages des yeux. Elle lui en voulait encore pour les mots qu'il lui avait crachés.

- J'aimerais recevoir des excuses.

La professeure se surprit elle-même à déclarer ça, mais ne s'en fustigea pas, trouvant au contraire son courage admirable. Jamais la "elle" d'il y avait ne serait-ce qu'un mois n'aurait osé dire ça à son paternel.

- Je te présente mes excuses pour tout à l'heure.

Aliona ne répondit pas immédiatement, prenant le temps d'intégrer intérieurement ces mots qu'elle avait tant attendus.

- J'aimerais des excuses sur les vraies fautes, aussi.

Du coin de l'œil, elle remarqua qu'Alhan s'était raidi. Son amour-propre devait lui livrer bataille, à l'instant même.

- Je te présente mes excuses pour ne pas m'être opposé à Audra. Pour avoir accordé tout mon temps à l'entreprise, pour t'avoir obligée à abandonner ton enfant, pour avoir été absent et pour ne pas avoir su te protéger de Yvan.

Aliona prit une grande inspiration, arrivant à peine à y croire. Si ça n'était pas si difficile, alors pourquoi son père avait-il attendu aussi longtemps pour lui adresser ses excuses? Il se rendait bien compte pourtant que ses comportements n'étaient pas appropriés envers sa fille. Mais il en avait fait fi et sans aucun problème, jusqu'à aujourd'hui du moins.

- Pourquoi seulement maintenant? souffla-t-elle dans un murmure.
- J'ai... fait preuve de lâcheté.

Aliona opina, et tourna enfin la tête vers Alhan, dont le regard était rivé vers l'horizon de la ville. Sentant le regard de sa fille sur lui, il baissa les yeux vers elle, et les deux se dévisagèrent, longtemps.

- Merci. finit par lâcher Aliona.

Le remerciement était sincère. Elle savait qu'elle ne devrait pas avoir à remercier pour des excuses, mais la chose était tellement rare dans la bouche d'Alhan qu'elle estimait cohérent de le faire.

- J'annule le deal, aussi.

Aliona cligna des yeux lentement, comme pour processer l'information. Alors, ça y est? Elle était enfin libre de son passé?

- Audra par contre ne va pas lâcher l'affaire. Mais c'est moi qui écrirai mon testament, pas elle.

La professeure opina à nouveau du menton, montrant à son père qu'elle comprennait.

- Et si tu me l'autorises, j'aimerais bien voir mon petit-fils de temps à autre, lorsqu'il sera né. Et ma petite-fille.

Aliona se figea un peu, mais ne haussa pas le ton. Son père avait fait des efforts, elle en ferait aussi.

- Seulement en France, alors. Et pour Leane, c'est à elle de décider. Je pourrais lui demander si elle accepte que je te donne son numéro, demain. Si tu le souhaites.

Alhan hocha la tête à son tour. Il comprennait plus que bien les conditions qu'imposait sa fille.
Après un long silence où l'enseignante était retournée à sa contemplation du ciel et Alhan à celle de la ligne d'horizon, il finit par se lever péniblement, et lança une fois debout :

- Je m'en vais, alors. À bientôt, ma fille.

Aliona tourna le regard vers lui, et lui adressa un sourire sincère, le premier peut-être depuis qu'elle était née.

- À bientôt.

Where did we get there?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant