SUBTILITES

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Subtilité.

Dans la grande barraque, nous étions allongés tous les deux dans le canapé du salon. Alec avait trouvé de quoi nous faire un bon repas et repus, nous fixions sans mots dire le mur d'en face, presque vide et presque totalement blanc, aussi. Rien n'avait bougé. Rien ne bougerait. La lumière clignotait, comme depuis toujours, finalement. Un petit tableau empli de morosité habillait à lui seul la pièce. Dans le plus grand des silences, nous le scrutions attentivement. Moi, ça me rappelait mon oncle. Les couleurs grises et ternes laissaient quelques éclaircies paraître, sur des touches subtiles de blanc cassé. C'était triste. C'était plat. C'étaient aussi, nos états d'âmes parfois.

- Si je peignai...débuta mon frère, je pense que je serai au moins, aussi doué.

Le sarcasme était présent dans sa voix. Je souris.

- Si tous les Incognitos avaient la possibilité de transcrire leurs émotions de telle sorte, personne, au sein du mouvement, ne saurait faire mieux. C'est ainsi que va la vie par moments et pour certains plus que d'autres : dure, maussade et bien cadrée pourtant ; un cadre dont personne n'aurait le courage ou même l'audace de sortir.

Alec réfléchit un court instant et m'exposa :

- Je produirai sûrement un fondu de noir et de rouge : vraisemblablement une œuvre sans queue ni tête, un tableau d'art abstrait et qui, même aux enchères les plus retirées du monde, ne vaudrait rien.

- Hum... je partirai plus sur une terre battue de gel pour le bas, un champ de lavande dans lesquelles des ruines en vrac se bousculeraient pour le centre et au fond, un soleil noir, au-devant d'une silhouette estompée, dans des nuages bas et gris. Une œuvre en quatre plans... Certes pas un tableau de maître mais une peinture d'émotions.

Alec sourit un peu.

- Tu parles d'une silhouette. Ce serait qui... ?

- Qui d'autre que toi ? Répliquai-je en le tapant doucement.

Mon frère frotta sa barbe de trois jours.

- Tu sais, fit-il en pleine réflexion. J'ai toujours été jaloux.

Je posai ma tête contre son torse et respirai son parfum, dissimulant un petit rictus amusé.

- Tu sais, dis-je rieuse. Je suis fière d'être ta sœur et tellement heureuse que ce soit toi et pas un autre. Parce qu'il y a pleins d'hommes sur terre mais le seul qui vaille vraiment la peine que je l'aime et que je fasse des efforts pour cela, indépendamment de Tom, eh bien, c'est toi. Toi et ta singularité. Toi et ton caractère bien trempé. Toi et ta complexité. Oui, en somme...tu es sujet de thèse pertinent et grande matière à réflexion.

Alec éclata fortement de rire, un tantinet surpris, un poil amusé mais pas trop quand même.

- Je te fais parler, hein ? Tu admettras que c'est gênant à des moments ?

Je frottai ma tête sur son torse puis fixai le plafond de mes grands yeux bleus, l'air innocente. Puis, amplement, je respirai avant de déclamer, dans une théâtralisation parfaite :

- J'pourrais écrire des livres entiers sur l'abominable Grand frère que tu es, des contes d'enfants sur le Prince charmant colérique ou encore, des poèmes sans fin sur la profondeur de ton âme de gosse. Et d'ailleurs, penses-tu sincèrement que je vais me priver de tout cela ? C'est d'une extase que tu ne saurais imaginer.

- Il n'y a donc rien à faire pour que tu te taises ?

- Me faire disparaître, peut-être ? Mais je continuerai de vociférer depuis l'Autre Monde.

Mon frère passa ses bras sur mon ventre et opina du chef en silence. Ça, il l'avait bien compris.

- Et ça t'amuse, en plus...pouffa-t-il de rire.

Je fis « non » de la tête, toute défense anéantie.

- Et que ferai-je d'une artiste au sein de mon réseau ? Hein ? Dis-le-moi.

- Parce que tu as prévu que cela devienne ton réseau ? Voilà que mon héro monte en grade !

- Je suis l'héritier direct de notre base.

C'était une lourde responsabilité et Alec avait retrouvé tout son sérieux. Il perdit son regard dans le mien un instant et m'observa longuement. J'avais grandi, il avait mûri. Et finalement, les années avaient filé aussi vite qu'un clavier sous ses doigts, un soir de fête, lui, perdu ou pendu aux notes d'un vieux piano tandis qu'il savait à peine jouer- comme lorsqu'il n'était qu'un jeune homme tout juste réformé de l'armée pour « faute grave » - songea-t-il.

- Tu réalises ? Je serai bientôt le Commandant de la base Incognitos Française.

- Je vais peut-être songer à un empoisonnement, finalement. C'est à mon tour de devenir jalouse. Mais Alec, dis-moi...si cette place te revient de droit, est-ce question de filiation ?

- Tu es bien certaine de vouloir savoir ? Fit-il, faussement enjoué.

J'éclatai de rire et m'allongeai contre lui. Non, en réalité. L'ignorance restait parfois bien protectrice et la vie m'avait enseigné à de nombreuses reprises que par moments, ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas chercher davantage, c'était bien plus sage. Cela évitait par exemple de bousculer des croyances préétablies, de celles qui souvent, nous avait construites. De plus, la nuit était bien avancée et il neigeait au dehors. Dans ce silence apaisant, je voulais juste dormir, rêver profondément et ne penser plus à rien.

- Tu équivaux à un matelas de luxe dans un hôtel de chics gens paumés...marmonnai-je.

Mon frère leva les yeux au ciel, ahuri. Mon franc parlé le laissa pantois et il dû se mordre la langue pour ne pas m'envoyer promener. Il soupira doucement et passa sa main dans ma tignasse emmêlée de boucles blondes, trop rebelles et trop sauvages, pour obéir à une seule dent d'un seul peigne. Demain serait un autre jour, pensa Alec. Quant à moi...la neige au dehors, le souffle chaud de mon frère, mes mains bouillantes et doucement déposées sur mon ventre...l'apaisement était tel que je n'aurais pu le nommer ou le qualifier. C'était plus doux que l'été et plus rassurant que le soleil. Je clignai des paupières.

- Tu dors ? Souffla-t-il.

- Pas encore...Attends un peu, oui...Je vois...Des planètes dans l'hiver.

Ce soir, le spectacle me renvoyait à mon impact sur terre et mon existence. Je baillai profondément et vis, entre le mobilier du salon et les vapeurs de mon inconscient, la silhouette de Sam se rapprocher d'une fenêtre. Elle portait son bébé dans un linge croisé sur ses épaules et dedans, la frimousse endormie d'une belle gosse souriait. Le bébé était tout juste née, début janvier et prestement d'ailleurs : avant le dîner du soir du Nouvel An. Je callai ma tête sous le menton de mon frère et dans un dernier songe, je m'endormis profondément.

- ...une fille, Alec...ça sera une fille, votre fille.

Le concerné, à peine plus éveiller, articula alors dans un vague sursaut :

- Du rose, alors...oui. Partout, du rose... ! Comme la rosée du matin.

Puis il repiqua du nez aussitôt, lourdement appelé dans son sommeil, presque immobile comme un mort, avec sa simple respiration, ample et profonde, comme gage de vie. Alec ferait un bon père, à défaut d'avoir été un jour, le grand frère de quelqu'un. C'était d'ailleurs uniquement dans ces moments hors du temps que je sentais avec une force déconcertante la profondeur de son humanisme et la qualité de sa gentillesse. Quels remords, oh diable, pourrai-je avoir à le ressentir père et ce, avant même que cela ne se produise vraiment ? Il était prêt et je n'étais pas en droits de le juger. Je pris sa main dans la mienne sans y prendre garde, avant de m'endormir cette fois pour de bon et jusqu'au matin suivant.  

Rebelles - Les INCOGNITOS - HORS SERIE -Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant