Chapitre 2

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Krokmou atterrit légèrement et étira ses ailes en baillant. Ce qu'il aimait cet endroit ! Il y faisait toujours chaud et les bassins étaient relaxants au possible. Il jeta un regard circulaire à l'île plane. Quelques dragons étaient déjà arrivés, confortablement installés dans leur nid.

Harold examina l'endroit avec intérêt. L'île était plutôt plate et assez petite. Elle semblait faite sur plusieurs niveaux de roche et un large bassin d'eau fumante dormait dans la baie. Il mit pied à terre et caressa les écailles de la tête de Krokmou.

-Où est-ce que tu m'as emmené mon grand ? interrogea-t-il.

Krokmou répondit d'un grognement enthousiaste et se mit à courir vers les autres dragons. Harold sourit devant l'agitation joyeuse de son dragon. Ce qu'il aimait Krokmou. Il se rendait bien compte que la Furie Nocturne faisait tout pour lui changer les idées. Et il l'appréciait énormément. Et pourtant, il n'arrivait pas à oublier les mots de son père. Tu n'es pas mon fils. Tu n'es pas mon fils, tu n'es pas mon fils. Cette phrase tournait et retournait dans sa tête comme une mélodie vicieuse et macabre. Elle s'infiltrait dans tous les tréfonds de son être, le paralysant sur place. Elle faisait se glacer le sang dans ses veines, elle faisait accélérer son cœur de panique, elle le faisait transpirer d'angoisse. Il sentit ses mains se mettre à trembler alors qu'un immense sentiment d'échec l'envahissait. Lui qui avait toujours cherché à rendre son père fier de lui. Pendant toute sa vie, il n'avait fait que cela. Lorsque son père l'avait nommé apprenti forgeron, il avait accepté sans discuter. Il avait parfaitement compris que c'était uniquement pour le garder le plus loin possible des combats, pour éviter de nouvelles catastrophes mais Harold s'était dit que s'il travaillait assez dur, son père serait peut-être fier de lui pour une chose qu'Harold aurait accompli. Alors il avait travaillé. Il avait travaillé plus dur que jamais, il était resté des nuits entières dans la forge, pour s'améliorer. Il avait passé des heures et des heures à la bibliothèque, lisant et relisant tous les livres sur le travail du métal qu'il pouvait trouver. Il avait mémorisé chacune des formules écrites sur ces pages jaunis et les avait appliqués avec rigueur, sans jamais flancher. Il s'était épuisé à la tâche maintes et maintes fois. Et il était devenu un des meilleurs et plus jeunes forgerons que Beurk avait jamais connu. Gueulfor n'avait cessé de le féliciter pour son excellent travail. Les armes que forgeaient Harold étaient légères, maniables et incroyablement solides. Elles servaient au village, Harold était utile. Et pourtant, jamais personne n'était venu le remercier ou le féliciter. Il avait vu de ses yeux des Beurkiens féliciter Gueulfor sur la qualité des armes que lui avait forgées. Cela le remplissait de tristesse et d'un horrible mais saisissant sentiment d'injustice. Et pourtant, il n'avait rien dit. Il s'était tu, avait continué à supporter les moqueries des autres sans broncher. Il lui arrivait de lancer quelques répliques acides et pleines de sarcasme mais les autres parvenaient toujours à le rabaisser encore plus avec plus d'insultes. Le forgeron unijambiste et manchot du village avait interdit ce genre de comportement envers son apprenti dans sa forge. C'était la raison pour laquelle cet endroit était devenu très rapidement le refuge d'Harold. Il s'enfermait dans son atelier pendant des jours entiers, ne sortant que lorsque la nuit était tombée. Il passait des heures à forger pour le village, toujours plus d'armes. Il avait pensé que si son père savait qui forgeait ses lames si utiles au village contre les dragons, il ferait enfin attention à son fils. Harold avait essayé de lui dire que c'était lui qui fabriquait toutes ces lames meurtrières. Mais Stoick s'était moqué de lui en lui rappelant que sa silhouette chétive ne lui permettait pas de forger d'aussi belles armes. Et il l'avait renvoyé dans sa chambre sans un mot de plus. Harold avait souffert ce soir-là, il avait pleuré toutes les larmes de son corps, maudit les dieux pour tant d'injustice et le lendemain, il était retourné à la forge, encore et toujours. Lui qui avait cherché pendant des années un moyen de se rendre utile, son père le rejetait de plus bel lorsqu'il le trouvait. Et il avait dû se ramasser lui-même à la petite cuillère, il avait dû affronter une nouvelle journée, comme la veille et l'avant-veille et sûrement comme le lendemain et le surlendemain.

Lorsque Krokmou avait fait irruption dans sa vie, Harold avait d'abord vu une occasion en or d'enfin trouver sa place. Mais quand il avait regardé dans les yeux du dragon... Il n'y avait vu que la peur. La peur de mourir, de voir sa vie se terminer là, le cœur arraché par un jeune Viking torturé. Harold n'avait pas pu. Il n'avait pas pu enlever la vie à un être si semblable à lui-même. Lui aussi avait peur. Tous les jours, peur des moqueries, peur des regards supérieurs, peur de ne jamais se faire accepter et trouver sa place. Sa place... s'il n'arrivait pas à la trouver auprès des Vikings, peut-être était-ce parce qu'elle ne s'y trouvait pas ? Il n'avait jamais réussi à tuer ou même blesser un dragon, il n'avait jamais réussi à se défendre contre un de ces reptiles effrayants. Et alors qu'il en avait enfin la chance et l'opportunité, il reculait. Ce n'était pas lui. Il ne pouvait pas faire ça. Il avait forgé ces armes pour que son père soit fier de lui, pas pour que les lames prennent tant de vies. Cela avait échoué et le fer tranchait la chair bien trop souvent. Il ne pouvait pas faire ça. Il ne pouvait pas mettre fin aux jours d'une créature si noble et libre. Il savait que lui ne trouverait jamais sa place. Prendre celle d'un autre n'était pas la solution. Si son destin était d'être un exilé jusqu'à sa mort, qu'il en soit ainsi. Mais il ne pouvait pas se venger sur un autre. Alors, il l'avait libéré. Il avait tranché les cordes, délié le dragon. Dans son for intérieur, il avait espéré, prié les dieux pour que cette créature le tue. Cela aurait résolu tous ces problèmes. Il n'aurait plus à chercher à rendre son père fier et ce-dernier serait débarrassé d'un fardeau trop lourd. Pourtant, les dieux en avaient décidé autrement. La Furie Nocturne l'avait épargné. Une vie pour une vie. Et quand Harold avait enfin réussi à l'approcher, une question lui avait traversé l'esprit. Peut-être qu'il ne trouvait pas sa place simplement parce qu'il ne cherchait pas au bon endroit ? Avec Krokmou, il était fait l'expérience d'une amitié soudée qui lui avait réchauffé le cœur. Alors que les Vikings l'avaient toujours jugé sur son apparence, il avait l'impression que le regard de Krokmou pouvait voir à travers son âme. Le dragon l'avait jugé sur ce qu'il était. Personne n'avait jamais fait cela auparavant et Harold trouvait cela assez ironique que le premier fut un dragon, une espèce haïe plus que tout par son père. Le jeune garçon avait également pris ça comme une revanche. Son père n'avait jamais fait attention à lui. Harold s'était trouvé un ange gardien tout seul.

Il revint à la réalité en sentant des écailles sèches sur sa main. Il cligna des yeux un instant avant de baisser le regard vers Krokmou dont les yeux verts étaient agrandis par l'inquiétude. Le dragon émit un petit ronronnement qui fit trembler sa gorge et tendit le cou vers le visage d'Harold, reniflant curieusement. Harold se rendit compte que des larmes avaient commencé à couler sur ses joues, sans même qu'il s'en aperçoive. Il desserra les poings et s'essuya les joues avec ses manches.

-Désolé mon grand, s'excusa-t-il avec un sourire contrit. Qu'est-ce que tu voulais me montrer ?

Krokmou se recula et pencha la tête sur le côté dans une mimique adorable. Harold laissa échapper un rire amusé quand il vit cela, ce qui fit couler les dernières larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Voyant que son ami avait retrouvé le sourire, Krokmou se concentra un instant en essayant d'imiter le sourire d'Harold, relevant tant bien que mal les coins de sa gueule. Harold sourit de plus bel quand il vit l'expression de son dragon, qui affichait un sourire plein de gencives roses.

Krokmou referma la gueule et sautilla comme un poulain surexcité avant de passer derrière Harold pour le pousser en direction des autres dragons. Le jeune garçon se laissa faire et Krokmou le conduisit près de deux Vipères. Les dragons l'observèrent d'un air méfiant, les sens aux aguets mais Harold, aidé de Krokmou, parvint à leur faire comprendre qu'il ne leur voulait aucun mal. Tous les dragons de l'île avaient vu le Viking atterrir avec une Furie Nocturne, un dragon réputé même parmi les siens. Harold n'eut donc aucun mal à gagner la confiance des deux Vipères qui acceptèrent ses caresses avec joie.

-Alors mon grand ? interrogea Harold. Qu'est-ce qu'il y a de si spécial à propos de cet endroit ?

Krokmou lui adressa un regard plein de malice avant de lui montrer d'un signe de tête le nid des deux Vipères. Harold haussa un sourcil et s'approcha lentement. Le nid était constitué de branches enchevêtrées, comme celui d'un oiseau à l'exception qu'il était beaucoup plus gros. Harold écarquilla les yeux en découvrant les quatre formes ovales qui reposaient dans le nid. Des œufs de dragons. De quoi lui faire oublier toutes ses mésaventures.

Dragonniers - HaroldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant