... au pire des mondes

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Le cerveau humain peut se pallier lui-même. Il peut mettre en place une méthode défensive qui détourne sa propre attention. Il s'auto-manipule.



Après une courte période d'accalmie, voire de bonheur, ces derniers mois au Palais Cenci, celui de Bernardo, avait accepté une montée graduelle dans l'horreur : arrestation, enfermement dans une cellule insalubre (1), interrogatoires musclés, cris de souffrance de son frère et de sa sœur torturés. Plus deux nuits sans sommeil, car son frère, jusqu'à l'arrivée du barbier-chirurgien s'était exténué de douleur.



A peine, si, après le départ du barbier, Bernardo se souvenait d'avoir prié avec Giacomo et deux hommes bizarres avec une cagoule...

A peine, si l'annonce de sa grâce par l'un homme de ces cagoulés l'avait intéressé.

A peine s'il avait entendu un soldat lui promettre un dépucelage en bonne et du forme dès sa première nuit sur la galère.

Ce même soldat qui se tient derrière lui maintenant.



Le violent coup de masse qui a écrasé, sur le billot, la tête de Giacomo, à moins d'un mètre de Bernardo, est la dernière horreur qu'accepte le cerveau du garçon.

Maintenant Bernardo est ailleurs.

Son esprit se détache, survole la scène !

Plutôt que de s'attarder sur ce qui était son frère, son attention part à l'affût de petits détails : le souffle énervé des chevaux qui attendent leur entrée en scène sur la petite esplanade du marché aux poissons, les couleurs des chapeaux qui dépassent de la foule, une petite fille assise sur des épaules, à quelques mètres de lui.

Les gros doigts peuvent redresser son visage, il n'est plus là.


Pendant que le corps de Giacomo est transporté sur le pont, que les huit chevaux sont attachés, par paire, aux bras et aux jambes, qu'ils reçoivent de grands coup de fouet pour parvenir à démembrer le corps mort qui résiste, que ce corps explose plus qu'il ne se déchire, que les morceaux de chair sont exposés au quatre coins du pont, Bernardo revoit la scène de ce matin : le barbier assis perpendiculairement au corps de son frère, qui bloque avec ses pieds le torse, étire chaque bras, avec un patient mouvement tournant, jusqu'à ce que les grosses bosses sous la peau des épaules disparaissent l'une après l'autre, comme par magie.

Bernardo a un rire bizarre qui surprend même le soldat.

Bernardo se dit « tout ça pour ça » et il s'évanouit.



Mais on le secoue, on le gifle, on le force à ouvrir les yeux.

Le deuxième acte commence.


Les chevaux ont disparus.

La foule a empli l'espace rendu libre sur le pont, et des cris suivis de bruits de chutes dans l'eau, attestent de la lutte pour investir les parapets.

Jamais, Bernardo n'a vu autant de monde ! De son poste surélevé, aussi loin que son regard porte, des têtes, des chapeaux, des ombrelles émergent.

Les gradins, tout juste adossés à la façade de la Banque du Saint Esprit, en face de lui, menacent de s'écrouler à tout moment et ceux qui ont payé leurs places se retrouvent coincés par les resquilleurs qui s'agrippent comme ils peuvent. Toutes les fenêtres visibles sont ouvertes et occupées. Sur les toits, les plus téméraires jouissent d'une vue imprenable.

Les hommes armés  devant la double porte ouverte sur l'escalier de la terrasse, peinent à maintenir le minimum de distance de sécurité. A un moment, l'un d'eux panique et, à grands mouvements de lances, se recrée une aire de respiration.

On extrait péniblement les blessés vers l'arrière, puis la foule se resserre, puis le spectacle reprend.

Pendant ce temps, au centre de l'échafaud, on a ôté le billot et fait glisser la mannaia (2).


Lucrezia, escortée par un cagoulard qui lui tient devant les yeux un crucifix, monte les quelques marches.

Elle a tellement honte quand le bourreau déchire son corsage, tellement honte de se mettre à genoux, le torse droit penché jusqu'à ce que sa tête repose sur le coffre de la machine, tellement honte que ses seins pendent, qu'à aucun moment elle ne pense à la lame et à la mort !


Bernardo ferme les paupières si fort, qu'aucun soldat, aussi cruel et costaud soit-il, ne pourrait les faire rouvrir.


Le bourreau ramasse la tête, la montre à la foule, mais loin des cris habituels, un silence glacial accueille son geste !

Le provéditeur de la confrérie de la Miséricorde lui reprend la tête et la dépose dans un panier. Trois autres confrères montent avec un cercueil et, tant bien que mal, arrivent à y verser le corps de Lucrezia.


L'indifférence de la foule, habituellement si prompte aux mots salaces et aux rires gras, ajoutée au silence lors de la présentation de la tête, trouble le bourreau.


Quand Béatrice à son tour empreinte l'escalier, il comprend.


Il fait au plus vite.


Il ne montre pas la tête.


Il ne pense plus qu'à une chose. Partir vivant...











(1) Les deux prisons Savelli (au centre de la ville historique) et Tor di nona (au bord du Tibre) sont dans un tel état de vétusté qu'elles seront fermées cinquante ans plus tard et les familles, en charge héréditaire depuis plus de deux cent ans, déchues de leur droit.


(2) La mannaia, ou mannaya, était "une machine à décollation" transportable qui semble avoir inspiré la guillotine.




Crepitus DeiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant