En cette fin d'après midi, Michelangelo Merisi marche seul, son gilet bouffonnant accroché à un doigt de sa main gauche sur l'épaule. La droite dessine dans l'air ses réflexions.
Point d'épée. Il ne veut pas risquer qu'un maître de rue ou ses sbires viennent encore lui reprocher ce port d'arme prohibé. Non qu'il craigne quoi que ce soit de ces soudards, mais, là, maintenant, il veut juste marcher, seul, tranquille. Jouir encore un peu de cette sorte de transe qui le prend parfois quand il peint juste.
Et cette journée a été riche.
Tôt ce matin, il était revenu dans la chapelle de l'église des français.
A un moment, devant un sacristain médusé par ses gestes à vide, il avait simulé positions et postures, utilisant alors l'ombre de son propre corps sur les murs pour marquer l'effroi ici, la panique là, comme pour influencer ses personnages imaginaires.
Jusqu'à ce qu'il ressente cette hâte de peindre irrépressible.
De retour dans son atelier du palais Firenze, Il avait attrapé un chiffon, un gros pinceau, du blanc, du vernis.
Après un bon effort, une bonne partie de l'immense tableau du martyre de Saint Matthieu redevint vierge. Au diable les recommandations des héritiers Cointarel, au diable les esquisses du cavalier d'Arpin. Au diable les colonnades !
Il retourna alors sur le second tableau, fignoler un des détails qui s'étaient imposés dans la chapelle.
Il avait réussi à placer les deux tableaux de la commande face à face, à quelque distance l'un de l'autre.
Imaginant la haute fenêtre de la chapelle entre les deux, il en déduisait son propre éclairage.
Cette disposition lui permettait également de composer son équilibre ou plus exactement son déséquilibre. L'exubérance du Martyre (1) contre la retenue, la sobriété de la Vocation et surtout de son Christ... si... Jésus !
La différence voulue entre les deux toiles sera telle, que l'on aura du mal à transposer le juif Matthieu de gauche en martyr chrétien à droite.
De plus, pour bien faire comprendre son rejet des légendes abracadabrantes, il avait décidé de se représenter lui-même, dans le groupe qu'il voulait peindre sur la partie effacée du martyre.
Il se voyait : prêt à partir, comme non concerné. De dos, mais le torse et le visage tournés vers la scène du crime, avec, dans le regard et la moue de la bouche, une compassion distante, désabusée, qui trancherait avec la panique générale.
Quand le nettoyage de la toile du Martyre fût sec, il appela les modèles qui l'attendaient depuis un bon moment dans la cour du palais.
Pinceau en main, le temps ne comptait plus. Mais les modèles comptaient le temps.
Quand il ne put les retenir davantage, il se lassa choir sur un vieux fauteuil patchworké de traces de peinture.
Ce qu'il voyait le contentait. D'ici quelques jours il pourrait livrer.
Il arrive maintenant sur la place du pont Saint Ange. Le soleil s'efface derrière la basilique Saint Pierre, au loin.
Les confrères de la Miséricorde sont à l'œuvre sur l'échafaud et sur le pont. Bientôt il n'y aura plus de traces de cette malheureuse affaire Cenci, si ce n'est dans le cœur des romains.
Dans quelle cellule infâme peut avoir été jeté le gamin gracié ? A moins qu'il soit déjà en chemin pour les galères ?
Mais son esprit veut encore profiter du plaisir. Michelangelo s'appuie sur la rambarde du pont, et regarde, sans le voir, le fleuve racorni à une grosse rivière plate.
L'idée de la croix peinte sur l'autel du Martyre lui flatte gentiment l'égo.
Son ami et modèle Mario Minitti lui a longuement parlé de l'ordre prestigieux, reclus maintenant dans l'Ile de Malte, et qu'il a pu côtoyé de sa Sicile natale. A l'aune de cet ordre mystérieux, l'emblème simple, une croix à huit pointes, en général rouge, sonne exotique, ce qui va bien avec la mort de l'évangéliste au fin fond de l'Arabie ou de l'Égypte.
Toutes ces lectures, tous ces tableaux et reproductions étudiés, auscultés. Toute cette mémoire accumulée, puis, d'un coup, le flash, le détail, l'envie.
La mémoire alimente l'imagination jusqu'à ce que l'imagination l'envoie balader !
Il se redresse. L'ombre de la basilique Saint Pierre... celle, étouffante, du château Saint Ange... les si nombreux dômes encore visibles sur la vieille ville.
Rome !
Michelangelo Merisi porte des vêtements usés donnés par ses amis Prospero et Onorio.
Michelangelo Merisi a quasiment échangé sa toile "Le jeune garçon mordu par un lézard" contre de la nourriture.
Mais ce Michelangelo Merisi là promène son regard aussi loin qu'il peut sur cette ville qui s'ouvre à la nuit :
"J'y suis ! Je suis prêt !"
Maintenant qu'il est si bien, calme, le dos appuyé à la rambarde, les bras croisés sur la poitrine enfermant le gilet coloré, il peut fermer les yeux et faire remonter lentement ce souvenir d'extase.
Moment de grâce où la main a peint sans que la tête commande. Moment inoubliable.
Qu'il aspire tant à revivre.
C'était devant le tableau achevé de la Madeleine repentante.
Il pensait avoir fini, son bras était en suspens. Et sa main... sa main seule avait peint.
Une larme.
Une larme presque invisible devenue à elle seule tout le tableau.
Un frisson le parcourt.
Je suis Michel Angelo Merisi di Caravaggio !
(1) et (2) voir Crepitus Dei / Sources et annexes
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Crepitus Dei
Historical FictionRome-1600 ! Un adolescent témoin de l'exécution de sa famille et condamné aux galères, un homme au sombre et discret passé transformé en ange gardien, un peintre caractériel brûlant sa courte vie au rythme de son génie innovant, une courtisane...