Dormir encore !

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L'inconfort du fauteuil réveille de nouveau Alito.


Le sol est jonché des morceaux de tissus avec lesquels il a épongé les cauchemars de Bernardo.

Alito les ramasse, en fait une grosse boule qu'il jette dans un panier en osier.

Un regard sur l'adolescent endormi... c'est bon... il peut sortir se soulager.

Quand il sort des latrines, le jour s'accouche au dessus des toits.

Il se penche sous le jet glacé de la fontaine du cloitre, inonde sa tête, s'ébroue. Il vide et rince la cuvette qu'il a déposé quelques instants plus tôt, ainsi que le broc vide, qu'il remplit.

Quelques instants à contempler le silence, et il remonte le grand escalier.

Trois nuits ! Deux jours et trois nuits que Bernardo dort, rêve, cauchemarde, dort, appelle, pleure, dort ! Acceptant de temps en temps de boire.

Le cardinal Bellarmino a bien fait de proposer de veiller sur le jeune garçon.




Enfin, la vie ré-émerge.

Les yeux cherchent le connu... questionnent l'inconnu... la mémoire seule répond brutalement.

Bernardo se redresse d'un coup, panique jusqu'à ce que son regard accroche, au pied du lit, l'ombre d'Alito, dressée dans la lumière du jour.

- "Te voilà enfin, mon jeune ami !"

- "J'ai dormi longtemps ?"

- "Oh ça oui..."

- ...

- "Çà va ?"

- "Plus maintenant que je suis réveillé. Je voudrais dormir toujours."

- "Pas de ça avec moi, mon ami. Une nouvelle vie t'attend. Lève toi !"

- "Une nouvelle vie ! Au Château Saint Ange ? Aux galères ? Vous êtes idiot ou quoi ?"

Au moins, la tête refonctionne. C'est déjà ça se dit Alito.

- "T'as aucune idée de la vie qui t'attend. Que ce soit demain, dans trois mois, ou dans dix ans. Et là, pour l'instant, tu es vivant, et... libre sans chaînes et sans rames."

- "Libre, moi ? Vous êtes fou. Des images insoutenables me torturent dès mon réveil... j'ai vu la mort, vous m'entendez, la mort... des morceaux de chair de mon frère et du sang de ma sœur ont éclaboussé mon visage... Et vous me parlez de liberté, de nouvelle vie ! A moi ?  La vie ne vaut rien ! Je le sais maintenant. Une seconde, un instant, et pfitt. Rien. Rien, vous entendez. Rien ! La vie ne vaut rien ! Quand à ma liberté... je... je préfère me taire."

Alito se rapproche. Il soulève Bernardo sans ménagement, le redresse le plus droit possible. Ses yeux fouillent ceux de l'adolescent.

- "C'est justement parce que la vie ne vaut rien qu'elle est précieuse !"

- "mais ça ne veut rien di..."

- "Ta vie est fragile, elle ne pèse rien, tu as raison. Un souffle et elle disparaît. Et tout le monde s'en fout, on est d'accord. Mais c'est ta vie, et sauf erreur, tu n'en as pas d'autres de rechange.  Alors, quoi qu'il arrive, c'est ton bien le plus précieux ! Tu as des choses à accomplir, je ne sais pas quoi, ni quand. Mais tu es là, debout devant moi, et tu respires, et tu vis, et tu as un destin à mener à bien. Tu as des hommes et des femmes à connaitre, à aider, à détester ou à tuer peut-être, aux galères ou ailleurs. Des amours à vivre, des enfants à faire."

Alito sert un peu fort le col de la chemise de nuit. Ses yeux se rétrécissent et dardent d'une colère froide ceux de Bernardo, dont seuls les orteils touchent encore le sol.

L'accent explose.

- "Oui ta sœur est morte, oui ton frère est mort. Et toi, l'unique et dernier homme de la famille, tu fais quoi ? Monsieur veut rester au lit ! Si tu n'as pas les corones de vivre pour toi, fais le pour eux ! Par respect pour leurs vies massacrées, vis la tienne !

Moi, mon boulot, aujourd'hui, c'est de te bouger le cul et de la protéger, ta puta de vie. Et je le ferais, que ça te plaise ou non. Alors, habille toi !"

- ...

- "Ah, encore une chose, la prochaine fois que tu me traites d'idiot ou de fou, où qu'on soit et quoi qu'on fasse, je te ferai effectivement regretter de t'être levé ce matin !"

La porte de la cellule monacale claque si fort que les oiseaux blottis dans les arbres des alentours s'envolent.

Alito arrache plus sa chemise qu'il ne l'enlève, se glisse dans les tissus disposés au bas du lit, revêt la soutane de novice accrochée au mur et se précipite dans le couloir, au bout duquel déjà Alito disparait... un sourire accroché aux lèvres.

Crepitus DeiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant