Alito, dubitatif, contemple la magnificence de la toute nouvelle coupole de la basilique Saint Pierre de Rome, tout en jetant un coup d'œil régulier vers le portail du Palais du Saint office (1).
Que ce soit ceux de ce palais imposant, ou ceux du Château Saint-Ange, il se sent mieux loin des murs de si mauvaises réputation, dans lesquels seul le vent peut se vanter d'être sûr de ne faire que passer.
Devant lui, les romains s'agrègent en petits groupes pour commenter le spectacle hors du commun que la somptueuse basilique impose. Avant que cette place si immense ne soit remplie de pèlerins, Rome veut jouir, en toute tranquillité, de ce qui lui rendra son prestige dans le monde entier.
Car, s'il a fallu près d'un siècle et une succession d'architectes et d'artistes plus célèbres les uns que les autres, le résultat dépasse les prévisions les plus hardies.
Toujours pas de Bernardo en vue.
Ce matin, au Ripetta, Alito a organisé une traversée du Tibre en barque.
D'immenses quantités de marchandises, alimentaires ou autre, provenant de l'intérieur des terres, y étaient débarquées, comme tous les matins depuis la nuit des temps.
On était donc sûr d'y trouver un passeur à tout moment.
Ce port en amont de la ville, si proche du centre, ne méritait plus ce diminutif familier, tant le Ripa Grande, lui, avait perdu de sa superbe (1).
Par cette courte traversée, Alito n'avait qu'un seul but : éviter pour le moment de traverser le Pont Saint Ange et donc de faire passer son jeune protégé devant l'échafaud surélevé.
Nouveau coup d'œil. Une silhouette noire sort du Palais. Bernardo vient de terminer sa première journée de condamné libre.
Dès que l'adolescent repère Alito, il court vers lui, la soutane relevé jusqu'au genoux, et dans sa précipitation manque de le renverser. Les mots excités se bousculent.
Alito pense cependant reconnaitre : "bateau", "pierre", et surtout "tout de suite", "c'est urgent" !
Bernardo trépigne devant son protecteur qui se contente d'ouvrir grands les yeux, avec un geste du menton marquant sa perplexité.
Bernardo se courbe un peu, appuie ses mains sur les genoux pour équilibrer la pose, et reprend ses esprits en même temps que son souffle.
Quand il se redresse, un grand sourire !
- "Excusez-moi. Je me calme. Ce type est incroyable..."
- "Raconte, on a tout le temps. On va marcher vers le Ripa Grande. Là bas on verra tous les bateaux que tu veux..."
Bernardo tamise le flux de pensées en mots et phrases, et, sur le chemin, à grand renfort de gestes, raconte sa journée. L'excitation, qui scande son discours de "tu vois, tu comprends, tu te rends compte", bouscule puis expulse le vouvoiement.
Alito s'intéresse, questionne, écoute. Trop ému que le gamin traumatisé ne vienne parasiter le jeune homme passionné.
Il apprend ainsi, que, passé le moment d'étonnement réciproque, l'hérétique et le jeune paria s'étaient reconnus. Bernardo avait expliqué qu'il avait pour mission officielle d'assister Giordano dans la rédaction de ses rétractations, mais, qu'en fait, sa présence était censé réveiller l'instinct de survie.
Après un moment de gène, Bruno décida d'utiliser cette opportunité pour expliquer le plus calmement et le plus pédagogiquement ses vérités, qu'aucun ne voulait entendre. Il prit son mémoire, survola les première pages, et dit à Bernardo, avec un grand sourire : il était une fois...
Alito déduit l'essentiel, pour lui, du flot de paroles : isolé et atterré dans l'attente de la torture, Bruno n'était pas informé du supplice des Cenci.
Il se concentre sur le compte rendu de Bernardo. Celui-ci, imitant parfois le ton et les gestes de son tout nouveau précepteur, se lance maintenant dans une description surprenante de la nature.
Après un long moment, l'ombre des mats se découpe dans le début de soirée.
- "Nous voilà rendus... Alors cette expérience ?"
- "Je t'explique. Pour me prouver ses dires, Giordano m'a assuré que si on lâchait une pierre en haut d'un mât, quelque soit la vitesse du bateau, la pierre tomberait au pied du mât et non en arrière. Or, si le bateau avance, je me disais que c'est impossible (2).
Mais là, arrivé au port, je me demande si je ne me suis pas un peu emballé. Les marins vont se moquer de nous."
- "Tu sais, les marins, comme les autres, ne se moquent jamais de ceux qui leur tendent quelques pièces. Non, le problème est ailleurs...hum, regarde bien. Comment veux tu que sur un fleuve comme celui-ci, on puisse prouver quoi que se soit. Pour que ton expérience soit probante, il faudrait que le navire avance assez vite, sans a-coups et en ligne droite, non ?"
- "Ouais, tu as raison... J'aurai pu y penser avant, désolé."
- "Non, non, j'ai adoré t'écouter pendant tout ce temps. Quand tu fais pas ta mauvaise tête de noble romain, t'es assez agréable en fin de compte..."
Bernardo simule un coup dans le côté d'Alito.
Un peu frustré, il hausse les épaules.
- "Bon, c'est foutu, alors ?"
- "Hum... j'ai peut-être une idée, mais je dois la vérifier avant... On rentre ? .... Donc tu me disais que la terre tourne sur elle-même tout le temps, mais que, comme on est dessus, nous on sent rien..."
(1) La place de la Basilique ne sera fermée par les arcades en arrondi que 65 ans plus tard.
(2) Les sédiments charriés par le Tibre ont envasé le plus grand port méditerranéen jamais construit jusque là : celui de la Rome antique. Son principal Bassin, construit dans les eaux maritimes, pouvait accueillir jusqu'à cent navires marchands. Il à été aspiré à l'intérieur des terres et y est visible encore de nos jours. Le Ripa Grande, en aval au sud-ouest de la ville, en relation direct avec cet ancien port maritime, n'accueillait donc plus, au moment de notre histoire, que des petits navires capables de remonter le Tibre, ou de se faire haler jusqu'à lui.
(3) Giordano Bruno décrit avec précision cette expérience dans son livre "le banquet des cendres" en 1583, soit 50 ans avant Galilée (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde).
VOUS LISEZ
Crepitus Dei
Historical FictionRome-1600 ! Un adolescent témoin de l'exécution de sa famille et condamné aux galères, un homme au sombre et discret passé transformé en ange gardien, un peintre caractériel brûlant sa courte vie au rythme de son génie innovant, une courtisane...