L'aube d'un jour mémorable

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Rome : Samedi 11 septembre 1599.


Assis depuis un bon moment sur les marches de l'église, à peine achevée, de la Trinité des monts, Alito s'étire, se lève et traverse le petit parvis boueux.

Il s'appuie sur la rambarde en bois qui domine la pente abrupte, toujours en attente d'un escalier à la hauteur du décor général.

Après un long moment, il aperçoit un Dominicain, traversant en hâte la Place de la Trinité (1).

Arrivée au pied de la butte, le religieux repère les chemins latéraux et entreprend la montée.

Relevant sa bure, il scrute chaque parcelle de terre avant de poser ses escarpins.

Mais la pente est trop rude. Il abandonne là son obsession de propreté et se concentre sur sa respiration, s'accordant des haltes fréquentes.

Il arrive enfin au parvis, s'assoit sur un gros morceau de marbre oublié et récupère péniblement.


- "Vous ne pourriez pas donner vos rendez-vous ailleurs ?"

arrive-t-il enfin à prononcer.

- "Vous avez raison, moine, je suis désolé,"

répond Alito, qui, feignant d'avoir mal compris la remarque, reprend :

- "venez, suivez-moi, je connais un coin plus tranquille"

et il descend la butte, sans attendre.


Le Dominicain, consterné, se fige quelques secondes, puis, vaincu, redescend à son tour !



Sans se retourner, Alito traverse la place de la Trinité, encore peu animée. Il s'engouffre dans la ruelle de face puis dans celle à sa droite.

Il hésite à passer le seuil sombre de la taverne del Moro. Il ne faut pas aller trop loin... le cardinal n'apprécierait pas !

Il s'assied donc sur le banc à l'extérieur, s'adosse au mur de la taverne.

A trois pas devant lui, le barbier, en ce début de chaleur matinale, démonte porte et volets et les range un à un dans l'arrière de sa boutique.

Le religieux arrive, fixe le banc, l'enseigne de la taverne, le barbier indifférent, et, enfin, s'assoit du bout des fesses, persuadé de montrer ainsi qu'il n'est que de passage.


- Alors, moine ?

- Je ne suis pas moine (2) !

Le regard toujours fixé sur les allers-retours du barbier, Alito se penche légèrement vers le Dominicain.

- Écoute, moine, je connais très bien ton ordre de Prêcheurs et sais reconnaître ses habits. Pour vous avoir vu à l'œuvre dans trop de pays, je préférerais franchement vous savoir cloitrés ! Alors ce message, ça vient ?

Le Dominicain se demande comment il peut entendre autant de haine dans une phrase chuchotée.

- Hier soir le Pape a refusé sa clémence aux parricides Cenci. L'exécution aura lieu tout à l'heure, sur la place du pont Saint Ange. Tard dans la nuit, leur avocat a obtenu de sa Sainteté la grâce du plus jeune, Bernardo. Vous irez le récupérer à la Tor di nona, après qu'il y ait été ramené du lieu d'exécution.

- Pourquoi y serait-il, s'il est gracié ?

- Je n'en sais pas plus...

Alito se lève, et, sans autre formalité, rentre dans la taverne.


Un Dominicain est formé à suspecter l'autre. Et celui-ci a quelque chose de pas très, comment dire, pas très ... catholique.

Il ne sait rien de cet homme détestable, si ce n'est qu'il attend tous les matins, devant l'église de la Trinité des Monts, un éventuel message du cardinal Bellarmino. Ce matin justement, dans l'urgence, le cardinal a envoyé le premier sous fifre qu'il a croisé au Palais Quirinal, à savoir : lui, Fra Stefano !

La carrure, l'épée, les manières d'un homme qui en a trop vu, trop fait, puis la voix grave au fort accent espagnol quelque peu déformé... le peu de descriptions reçues suffisaient, effectivement.

Fra Stefano est rancunier et patient.

Un jour, peut-être ...

Se rendant compte qu'il est toujours assis, seul, sur le banc de la taverne, il se lève d'un coup, regarde vivement de tous côtés, se cache sous sa capuche et s'éloigne, à grands pas, vers le Palais Quirinal reprendre son poste !

Pourquoi... un jour ? Et si...

Il effectue un demi-tour et tente de courir.

Quelques instants plus tard, il heurte un gamin qui chute et fait tomber une pièce. Le gamin fulmine en ramassant son trésor, puis voyant l'habit sacerdotal, marmonne un semblant d'excuse et repart de plus belle.





(1) Actuelle Place d'Espagne

(2) Les moines restent à demeure dans leur monastère, la plupart du temps isolé. Les religieux, comme les Dominicains, dorment dans des couvents citadins, et sortent régulièrement accomplir leurs taches.




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