Chapitre 24

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Les vautours commençaient par attaquer les yeux. Ils ne tuaient pas toujours mais beaucoup de soldats se sont simplement abandonnés aux ténèbres.

— Traînez les corps, hurlait le Chah. Récupérez les blessés ! Portez-les sur votre dos s'il le faut car nous n'abandonnerons personne !

Des hommes surgissaient hors des tentes en hurlant, fantomatiques, avant d'être aspirés par les ombres. D'autres restaient pantois, assis presque nus au milieu du foutoir ambiant, et sanglotaient en frottant leurs paupières déchiquetées.

Le Chah avait revêtu, par-dessus sa robe, une armure bardée de métal et un casque qui entravait ses mouvements mais le rendait quasi-insensible aux attaques des charognards. Il courait le long du camp en braillant. Des groupes se sont organisés autour du Chah ; inconscients ou courageux, les soldats s'extirpaient du sommeil, épée en main, et ruaient aveugles hors des tentes en hurlant.

— Engaillardissez-vous ! scandait le Chah. Ce ne sont que des oiseaux ! On lève le camp, vite !

Les lieutenants essayaient tant bien que mal de relayer les ordres, courant le long de la colonne qui se disloquait.

Car les hommes, prisonniers de leur peur, s'émouvaient surtout de l'invisible. Ces charognards n'étaient rien que les prophètes de ce que dissimulaient les ombres qui, cachées et insensibles au bon sens, produisaient une vive terreur. Peu de soldats sont morts sous les attaques, pourtant, ils fuyaient en criant vers l'inconnu et couraient à leur perte en cédant à l'abandon. La peur, comme une maladie terrible, ravivait l'ignorance, contaminait les cœurs où d'infimes ténèbres combattues depuis l'enfance se nourrissaient à nouveau.

On a perdu beaucoup de matériel dans la débâcle qui a suivie.

Des tentes sont restées ainsi, abandonnées, dressées comme de grands squelettes drapés dans la brume, où des couards se terraient dans l'attente de la mort plutôt que d'affronter la vie. Épées, lances, gisaient çà et là, luisant faiblement, enveloppées comme par une lueur mystique, des corps en lambeaux s'écharpaient sur les pointes à peine dissimulées sous le sable cendreux, des pieds encore nus, apparitions ensommeillées qui erraient comme des fantômes et se lamentaient. Les bêtes étaient terrifiées et refusaient d'avancer, et il fallait s'y mettre à plusieurs pour les tirer quand les hommes ne refusaient pas simplement de les emmener. Les chevaux hennissaient sans cesse. On entendait s'étouffer les cris, des ombres s'évadaient de la colonne pour disparaître, revenaient parfois, les suivaient et les flanquaient.

Celles de soldats apeurés rendus fous ; ou d'autres choses qu'on imaginait plus terribles encore, plus terribles que les charognards morts-vivants qui perçaient en hurlant les robes et les armures, plus terribles que le bruit aveugle, infiniment loin et sourd, de l'armée à leurs trousses, que ce qui les attendait après et que les ombres.

Des choses si terribles qu'elles étaient inimaginables car le brouillard les cachait.

Si terribles car elles n'existaient pas réellement.

La longue colonne s'est ébranlée, comme un grand ver blessé qui ramperait vers sous les profondeurs d'une terre malade.

Le Chah a dispersé ses soldats d'élite le long de la file pour garder les flancs et pousser les plus réticents à avancer. Lourdement harnachée, l'élite de la Grande Armée se cloisonnait dans des longues cottes de mailles et portait casques et rondaches de métal qui n'offraient que la proie de leurs yeux. Ils couvraient la file en brandissant leurs boucliers pour se défendre des oiseaux, eux et d'autres plus démunis, parfois seulement armés d'une lance ou d'un sabre et dont les vêtements se déchiraient aisément.

Shanalah [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant