Chapitre 39

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Shanalah a vu disparaître la silhouette de son père et de son frère, et s'est sentie coupable. Elle s'est blottie contre Kimini, qui grognait, en cherchant des yeux quelque chose dans la fureur. Les voix leur parvenaient à peine, étouffées par-delà le manteau des ombres.

— Il disent quoi Kimini ? Il se passe quoi ?

Elle a caché ses yeux dans son torse. Il gardait les bras collés dans le dos.

— Je crois qu'ils gagnent.

— Qui ça ? Qui gagne ?

Il y a eu un cri d'oiseau. Shanalah a tressauté.

— Ton père, ton frère. Et les autres.

Des hommes sont passés en braillant. Ils criaient dans divers dialectes, dont certains restaient obscurs, même pour Kimini qui en comprenait pas mal. Ils ont disparu de l'autre côté du rideau, et ne reviendraient pas. Ces soldats condamnés à la folie se vouaient aux ténèbres. Ce n'était pas que leur raison qu'ils abandonnaient, mais les leurs. Le Chah s'était trompé en rassemblant des hommes qui ne se ressemblaient pas, ni n'avaient choisi. Il avait oublié que l'unité comptait moins que le reste, que seule sa propre survie importait à chacun. La Grande Armée, après tout, n'était rien d'autre qu'une idée. Une belle idée, certes, mais partagée par le besoin. Rien d'autre ne liait ces hommes que leur désir de survivre, et la plupart n'en savaient rien. Ils étaient là, voilà tout, et lorsqu'ils en vinrent à se questionner, c'était trop tard : ils ne pouvaient pas répondre.

Shanalah a relevé la tête et a trempé ses yeux dans ceux de Kimini. Autour, ils étaient presque seuls, nul ne faisait attention à eux.

— Nalah est morte.

— Quoi ?!

Shanalah a souri, tristement :

— Oui, je sais que Nalah est morte. Elle était morte depuis longtemps. C'était plus ma maman. Elle nous a abandonné alors que c'était ma mère. Elle a trahi Farouk.

Kimini a serré les dents :

— Qu'est-ce que tu racontes, gamine ?

— Je sais pas...j'ai réfléchi. C'est pas parce que je parle pas que je pense pas, Kimini. Nalah était différente, elle était méchante avec moi et avec toi. Elle a fait des choses méchantes. C'est comme si elle s'en fichait de moi, et aussi de Farouk et d'Abdé ! De tout le monde ! C'est mieux qu'elle soit pas là. Parce que je la déteste. Et je sais que c'est mal, pour un enfant, de détester sa maman.

Kimini a ri, nerveusement :

— Pourquoi tu me dis ça ?

— Parce que je sais ce que t'as fait. Je l'ai pas dit à Farouk parce que ça lui aurait fait de la peine, mais moi je m'en rappelle. J'aime pas comment le Chah et les autres te traitent, même Farouk et Abdé. Ils sont pas méchants, mais ils savent pas.

À ce moment, une silhouette encapuchonnée s'est amenée vers eux depuis le champ de bataille, allant à vive allure, glissant dans le brouillard comme une de ses ombres. Shanalah n'a pas aussitôt reconnu cette personne, qui gardait la tête baissée et s'est dirigé vers Kimini, frayant d'un pas trop leste pour un vieillard. Un bras s'est élevé et a quitté la robe, une main s'est détachée du couvert des vêtements, et quelque chose a scintillé, puis Kimini a étendu les bras au-dessus de sa tête en soufflant :

— Enfin, il a dit. Ça y est ?

— Pas pour moi. J'ai encore quelque chose à faire.

Kimini a dévisagé Shanalah, dont le regard passait à travers la silhouette encapuchonnée.

— Shanalah ?

— Oui ?

— Tu me fais confiance ?

— Oui Kimini.

— Il vous faut des chevaux, a dit la voix.

— Pour quoi faire ? a demandé Shanalah.

— Pour aller là-haut.

— Alors ça existe vraiment là-haut ?

— Oui, a répondu Kimini. Oui, ça existe.

Shanalah a fixé la silhouette. Elle a plissé, puis cligné des yeux.

— Vous êtes quoi ?

Il n'a rien répondu, a regardé Kimini d'un air grave :

— Je dois y retourner. Veille sur elle, tu veux ?

— Je le ferai.

— Si je tarde à revenir, trouve un moyen de partir.

— D'accord. Quoi d'autre ?

— Rien ne doit t'empêcher de faire ce que tu dois faire.

Kimini a hoché la tête :

— Bien.

Avant de partir, le vieillard a glissé dans l'oreille de Kimini :

— Tu devrais lui bander les yeux.

— Ça sera pas nécessaire.

— Fais-le.

La silhouette s'est éloignée, en direction des combats. Puis sa forme est redevenue une ombre.

— Si je dois partir, a dit Kimini, tu viendras avec moi ?

— Et Farouk ? Et Abdé ? Et les Chah ? Nassim, et les autres ?

Kimini a fait une moue :

— Ils nous rejoindront.

Shanalah a souri, s'est résignée et a hoché la tête, fière :

— D'accord !

— Je vais devoir te cacher les yeux.

— Pourquoi ?

— Pour que les vautours ne les mangent pas.

Shanalah [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant