— Nous étions nus dans cette rivière noire, cernés par ses miasmes tumultueux, abandonnés à la dérive d'un monde ancien et étranger de l'homme, qui exhalait l'haleine d'un monstre assoupi, tapi dans l'ombre et jamais dompté ; encore épris du souvenir des nôtres ayant fui, de leur odeur si particulière, et dont l'imagination invitait les voix familières à la frontière d'une réalité difforme, nous avancions. Nos yeux voyaient à peine – vous-même savez ce que je veux dire, car tout ce brouillard et la cendre qui gonflent nos yeux finissent toujours par faire mourir les larmes que nos cœur étreints couvent, à supporter l'effroi. Nous n'étions pas plus vaillants, nous n'en savions pas plus que vous en savez – ce que je vous ai dit ! Nos maigres pauses imposaient à nos muscles le repos refusé par l'esprit, car ce dernier savait bien que chaque halte nous éloignait en cela de notre fin, à dormir dans ces landes maudites, à repousser notre réveil au paradis, derrière, là où nul parmi nous n'était jamais allé. Paradis qui, pour nous aussi, existait peu. Pourtant nous avons tenu, lutté ; comme vous le faites ! et, réfugiés au creux de nos habitacles d'une toile plus fine que ce qui sépare la vie de la mort, nous sursautions ; tous muets et nous serrant les uns contre les autres, dans l'attente implacable que le silence enfin se tairait, que le bruissement du vent, que le hurlement d'une bête ou qu'un cri inconnu et guerrier, mais pourtant bien réel, vienne enfin nous rappeler que nous vivions encore. Car désormais, certains des plus braves doutaient d'avoir déjà trépassé et nous n'avons pas su avant longtemps. Parfois, l'on en vient à se demander à quoi devrait ressembler la mort ; et les plus imaginatifs vous répondront qu'elle n'a rien de si incertain que la vie, ni de bien différent et qu'on trouve en elle quelque réalité aussi grossière et d'un aspect presque semblable : des fruits ainsi qu'on peut en goûter dans notre monde, qui procurent une joie parfaitement similaire, avec cela de plus que personne ne meurt plus s'il en manque, car l'on est déjà mort ! Moi, ce que j'en crois, c'est que la mort est bien laide et que dès lors, rien d'autre ne prévaut la vie, qui est la seule chose que nous ayons, ce pourquoi il nous faut tant nous battre pour la conserver ! Oui, mes amis, si la mort doit prendre visage, alors je l'ai déjà regardée et sa face est misérable à faire trembler d'effroi le plus valeureux gaillard ! Et vous ! vous la voyez aussi. Voyez comme elle est laide, l'affreuse ! contemplez-la, cette mort ! Elle est tout autour de nous, dans l'air où elle se pose et qu'elle broie et vous envahi, dans le ciel qu'elle étouffe et sous vos pieds. Car oui, mes amis, apercevez-vous seulement la vie, dans ces landes grises – mortes, qu'on les devrait nommer ! Alors il ne faut pas trembler de votre propre honte, celle de craindre ce désert misérable et de chérir vos vies, car c'est bien de choyer vos vies dont il s'agit, d'accepter que ces lieux vous effraient ; car si ces landes grises sont bien le visage de la mort, votre peur est alors la crainte de celle-ci.
Il s'est tu, tremblant. Tous se pendaient à ses lèvres mais il a pris le temps de tirer sa gourde et de boire, a toussé dans sa main. Quand il a repris, sa voix vacillait :
— Nous avons erré longtemps. Notre marche était pénible et nous restions muets la plupart du temps. Lorsqu'un homme sombrait dans la folie, que la peur se faisait trop pressante, notre prince nous rassurait toujours, à croire que lui-même n'y était pas sujet ! Une fable, je vous le dis ! Ainsi que nous, il ressentait cette furie. Je le sais car je l'ai vu, je vous le dis, je l'ai vu mourir de terreur ! Et alors ç'a été affreux ! Plus effrayant encore que la peur elle-même ; car la peur, chez lui, s'est manifestée d'une curieuse façon, et à travers lui nous a tous atteint à son paroxysme le plus cruel. Parce que cet homme, ce monstre de courage, capable de nous mener par-delà les limites du réel et au-delà de nos propres consciences, en puisant dans l'insoupçonnable pour nous guider, s'est révélé aussi fragile que n'importe lequel d'entre nous. Lorsqu'enfin il a cédé à la panique, lorsque finalement il s'est laissé émouvoir, il était déjà trop tard ; d'une divinité immortelle il est redevenu un homme, dont nous étions proche, et alors s'est abattu l'horreur ; car par sa crainte finalement révélée, nous avons alors saisi l'image de notre propre mortalité. Ceux qui croient se montrer braves, ne s'agitent pas quand l'effroi les saisit, ne sont jamais plus courageux ; la peur leur inflige le même tourment. Pourtant, ils créent une image qui, dès lors qu'elle se brise, nous écharpe par tout son éclat et redevient terne. Ensuite, que nous reste-t-il que la vérité dans toute sa cruauté ? Nous n'étions guère loin de là où nous nous trouvons, près de ces formes creuses que remplissent les ombres et où s'enfuit le brouillard, celles que l'on peut apercevoir si l'on risquait les yeux hors de notre tente ; pour cela il faudra une forme de courage, peut-être, pour moi du moins car à les revoir s'associent d'autres souvenirs. Neige dit que ce sont des ruines. Les ruines de quoi ? D'une humanité qui n'existe plus je crois. Enfin...
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Shanalah [TERMINÉ]
FantasyLa lutte de Shanalah, fille du désert, et de sa famille qui fuient leur monde ravagé. Ce là-haut existe-t-il réellement ? *illustration temporaire réalisée à l'aide de l'IA Midjourney