Chapitre 34

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Taros a regardé ses pieds, en a levé un pour l'écraser dans la cendre, soulevant un champignon gris. À côté, un homme encapuchonné jouait du couteau dans le torse d'un cadavre. Il en a extrait l'organe rouge et sanguinolent et a regardé Taros en souriant :

— Ah ! je l'ai.

Taros a secoué la tête et soufflé :

— Il faut envoyer les hommes, Demisthènes.

L'homme s'est relevé, curieux :

— Tu es sûr ?

— Certain. Ils ne savent même pas pourquoi on se bat, là-bas. Tout ça n'a aucun sens. Nous ne devrions pas nous entretuer.

Demisthènes a haussé les épaules :

— Envoyons un messager.

— Encore ? Non. Ils doivent comprendre qu'ils peuvent se rendre. Mais pour ça, nous devrons d'abord les acculer.

— Polykrastès dit qu'ils ont l'un des nôtres. C'est vrai ?

— Ce n'est pas l'un des nôtres.

— Polykratès dit que c'est l'un des nôtres.

— C'est un traître.

Demisthènes s'est relevé, a secoué ses mains humides de sang, a craché dans sa paume et frotté. Il a appuyé du bout du pied dans le corps qui se relevait, silencieux. Ce dernier s'est trainé loin d'eux, dans un cliquètement sec.

— Polykratès a dit que c'était l'un des nôtres, c'est tout, Taros.

Taros a craché :

— Ça n'a jamais été l'un des nôtres. Envoyons les hommes.

— Ils sont déjà en chemin, Taros. Je les avais prévenus avant que tu le demandes.

Le Chah a cillé, plusieurs fois.

Rien.

Il a ôté son casque et a arraché son turban poisseux.

Autour, les hommes soufflaient, certains plus avertis scrutaient les ténèbres mais d'autres moins rigoureux scandaient leur joie.

Des paysans, des imbéciles.

On avait accusé la marée, elle avait épuisé ses forces contre leur bloc, mais l'inconnu pouvait encore se tapir dans les profondeurs du brouillard.

— Silence ! a hurlé le Chah.

Quelques yeux ébahis l'ont lorgné.

— Silence !

Il n'entendait que son souffle irrégulier, une respiration agressive et le bourdonnement de ses tempes leurrer ses oreilles : les tympans menaçaient d'exploser. Impossible de se concentrer sur la proximité des ombres, dont l'immobilité rassurait peu.

Il entendait gémir...

— Silence ! a-t-il encore hurlé.

...les blessés.

Le Chah a regardé autour de lui, a accroché la peau autour de sa bouche, honteux. En son for, il a pensé : excusez-moi, je suis désolé. Mais il s'est seulement tu.

Soudain...

— Vous entendez ? a-t-il demandé à sa droite.

— Rien, a dit l'homme.

Le Chah a noué son turban en hâte, a reposé son casque sur sa tête et affermi la prise sur son sabre.

— Si, écoutez.

L'homme a tendu l'oreille, mais ne distinguait rien. Rien qu'un bruit sourd, lointain et étouffé. Il a plissé les yeux, froncé les sourcils. Puis quelque chose a sifflé. Ses genoux sont devenus mous et ses jambes flasques ; sa lèvre inférieure est tombée et ses paupières ont clignés plusieurs fois ; puis il s'est écroulé, une flèche fichée dans la clavicule.

Le roulement sourd s'est transformé en grondement, et des gueules hurlantes ont dépassées la brume, braillant comme des sauvages. Des hommes, des vrais, qui fonçaient sur eux.

— Formation ! a hurlé le Chah.

Mais à peine les soldats s'organisaient qu'on était au contact. Le choc a été rude. Les armes ont cogné contre les boucliers et les armures dans un tonnerre de métal, ont déchirés chair et tissus. Leurs assaillants ont reculé, pour charger de nouveau ces défenseurs fébriles.

En plusieurs endroit, la ligne déjà déstabilisée s'est enfoncée, pliée sous le poids d'une charge violente. Le Chah a été forcé de reculer d'un rang, le premier trop vite débordé. Il a seulement eu le temps de voir Farouk, avalé par la bataille. Abdé, entraîné au loin, au milieu d'une mer de lames et de pointes.

— Farouk ! a-t-il hurlé.

Mais déjà ils ne se voyaient plus.

L'ennemi se montrait féroce, mais les flèches ont vite cessé de pleuvoir, au milieu d'une cohue dont on distinguait difficilement celui à abattre. Pourtant, la Grande Armée souffrait visiblement, et le moral était au plus bas quand le Chah a pensé :

« Faites que Nassim revienne. Faites que Nassim revienne. Vite. »

Puis d'un coup, alors qu'ils reculaient, écrasés par la vitalité déployée par l'opposant, sans espoir de vaincre ; l'adversaire a semblé s'essouffler. Les combats sont devenus moins intenses, et une corne a soufflé derrière la brume.

« Nassim ?! » a pensé le Chah.

Soudain, quelque chose lui a frappé le crâne, sa vue est devenue trouble, et il s'est écroulé.

Salma n'a rien vu, il a seulement entendu un de ses hommes murmurer :

— Le Chah est tombé...le Chah est tombé...

Puis répété plus haut par un autre :

— Le Chah est mort !

Salma a constaté autour de lui : un grand cercle de cadavres. Les gars avaient fait du bon boulot. Et les types d'en face qui fuyaient comme des gueux. Rôffa avait de quoi s'enorgueillir. Il a craché un mollard plein de sang :

— Kes ki s'passe ?

— Le Chah est mort, tout est fini !

— Quoi ?

— Le Chah est mort, Salma. Il faut se rendre !

— Pas question. Tu dis que le Chah est mort ?

— Akim l'a vu tomber.

— Merde.

Salma a réfléchi, rapidement. Il n'avait pas l'habitude de prendre des décisions. Obéir était plus simple, généralement. Ça évitait les embrouilles.

— On se tire.

— Quoi ? Et là-haut ?

— T'es con. Y'a jamais eu de là-haut, Nour.

— Alors kes qu'on fout là ?

— J'en sais rien.

Salma a craché, encore :

— Personne sait. Y'a plus personne qui sait rien. Ça va vite devenir le bordel, ici. Faut se tirer, maintenant.

Salma a regardé autour de lui : les Rôffiens attendaient la suite. Certains lui jetaient des coups d'œil curieux. Sûr qu'ils se préparaient déjà à prendre leur part, s'ils pouvaient. Le Chah mort, personne ne le protégerait plus, lui. Cheik et Alik avaient quelques amis, et d'autres encore qui devaient ressasser leurs ambitions depuis bien longtemps. Salma a réfléchi rapidement, parce que pour une fois c'était simple : survivre. Il devait disparaître. Le reste ne le concernait plus.

— Je me casse, faites ce que vous voulez, moi : je me tire.

Shanalah [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant