Onze heures du matin, Maryline Vigée arpente les allées du Parc des Expositions depuis une heure. Elle se sent parfaitement dans son élément à la Japan Expo, événement dont le succès n'est plus à démontrer. Les rangs des amoureux du pays du Soleil levant et surtout des mangas ont grossi un fil des années. La plupart n'ont pas connu les prémices et les petits scandales suscités par cet art venu du Japon. Le changement est toujours source de nombreuses réticences. Lorsque le Club Dorothée a diffusé les premiers épisodes de Dragon Ball, quelle ne fut pas la levée de boucliers ! Les parents indignés se sont déchaînés face à toute cette violence, mais aussi cet abaissement de la culture générale. Que n'a-t-on pas dit et écrit sur ces mangas animés prônant des messages dangereux et lavant les cerveaux de toutes les petites têtes blondes. Il est aujourd'hui difficile de s'imaginer la teneur de ces attaques alors que le manga, papier ou animé, est entré dans les mœurs. Tout bouleversement des codes finit par devenir une nouvelle habitude, s'intègre doucement dans le paysage et sans que l'on s'en rende compte, en fait soudain partie, comme s'il avait toujours été là, devenant même la nouvelle référence. Il en va des mangas comme de la pyramide du Louvre et de bien d'autres nouveautés déconcertantes à l'origine qui se transmutent en œuvres classiques.
Dans ces allées, Maryline est rapidement reconnue. Félicitée, photographiée, elle se plie même à la signature d'autographes. Cela l'amuse beaucoup. Ce salon est intergénérationnel, une chose que l'économie adore ! Il y a certes des jeunes, qui la reconnaissent à peine. Mais il y a surtout cette génération FR3, la chaîne qui diffusait chaque dimanche soir un épisode de Signé Cat's Eyes. Ce manga dans lequel les trois sœurs Chamade tiennent un café le jour et deviennent voleuses la nuit pour dérober... les œuvres de leur père. Un artiste prolifique, aussi bien peintre que sculpteur ou joaillier. Une petite série de deux saisons et soixante-treize épisodes seulement mais qui reste un souvenir marquant pour la génération de l'époque : l'histoire d'amour entre une voleuse et un policier, les techniques pour se défaire des forces de l'ordre alors même que les voleuses prévenaient de leur arrivée avant chaque vol... C'était ce temps où il fallait être devant sa télévision pour ne pas louper un épisode, car les replay et le streaming n'existaient pas encore. Même Internet n'avait pas émergé, nous en étions à la VHS.
C'est pour cette raison, pour être reconnue et en quelque sorte admirée, que Maryline prête une si grande attention à son costume. Elle représente Tam Chamade, l'une des trois sœurs, la cadette, celle amoureuse du policier, celle concentrant toutes les attentions. Libre, un peu rebelle, totalement indépendante, sûre d'elle, faisant de l'excellent café et réussissant avec le même talent à dérober des œuvres d'art. Parfois, Maryline se dit qu'elle aurait pu incarner l'aînée, Sylia, ce qui lui éviterait la lourde tâche de lisser ses cheveux. Elle aurait aussi pu opter pour Alexia, la benjamine, ce qui aurait permis une coupe garçonne facile à entretenir. Mais comment ne pas choisir Tam ? L'éternelle amoureuse, fleur bleue, n'attendant que du romantisme de la part d'un homme maladroit, qui n'y connaît rien à l'amour et qui en devient finalement craquant. Tam est son personnage préféré et celui dont se souviennent le mieux la plupart des fans de Cat's Eye. Son large décolleté n'est certainement pas étranger à son succès, auprès de la gent masculine. Heureusement, à l'époque on s'attardait sur la violence des mangas proposés par TF1 et pas à l'image de la femme véhiculée par Cat's Eye, une image d'ailleurs plutôt positive de femmes fortes, qui dirigent leur petit monde, qui se débrouillent très bien sans les hommes mais qui répondent à des canons de beauté quasi inatteignables, dans leurs combinaisons ultra moulantes.
Onze heures du matin, David patiente depuis plus d'une éternité dans la file d'attente de la boutique de son opérateur téléphonique. Il fallait prendre rendez-vous, c'est mieux. Le béotien a demandé comment on prenait rendez-vous. Avec un petit air hautain on lui a répondu qu'il fallait passer par l'application, sur smartphone. Le client a donc avoué qu'il n'avait pas de smartphone. Les consommateurs autour de lui ont pris des photos de sa personne. Il est désormais sans doute en tendance sur Twitter avec une légende du style : « L'homme des cavernes » et le voilà la risée ou la consternation de millions d'accros à la technologie.

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Près de minuit
FanfictionDavid se voyait archéologue, son enthousiasme l'a conduit à profaner le passé. Maryline a ouvert sa librairie-café thématique, une fiction devenue réalité. Pascal a une vie parfaitement réglée, que rien ne devait venir troubler. Ils ne se connaiss...