Près de minuit

10.

Pascal est perturbé, autant que son emploi du temps. Les deux sont liés : si ses journées ne se déroulent pas comme elles étaient prévues, alors c'est l'ensemble de son existence qui déraille. Il n'aime pas être comme ça. Il envie celles et ceux qui prennent la vie comme elle vient, qui sont capables de s'adapter à toutes les situations, à tous les contretemps, qui prennent des décisions en un clin d'œil, sans avoir réfléchi, sans avoir anticipé. Tout le monde est contraint à une dose d'anticipation dans sa vie, rien que du fait qu'il soit nécessaire de travailler. Le réveil sonne à la même heure chaque matin, ce sont les mêmes gestes qui sont effectués, il y a une routine dans toute existence. La différence chez Pascal, c'est que la routine le rassure, lui est indispensable pour son équilibre, tandis que les autres préfèreraient pouvoir s'en défaire.

Lui ne rêve pas de soudainement prendre une voiture, un train ou un avion pour partir loin, en vacances, pour « profiter de la vie », peu importe ce que cela veut dire. Est-ce que lui n'en profite pas ? Il a l'impression que si, mais à sa manière. Pour qu'il se sente bien, il faut que tout soit parfaitement réglé, mieux que la mécanique d'une horloge. Et ces derniers jours, le mécanisme s'est détraqué. Il n'arrive plus à suivre le planning qu'il a établi depuis longtemps, qu'il a gravé dans le marbre. Il voudrait revenir à plus de normalité, sa normalité, mais il ne peut pas. Quelque chose de différent vient de commencer, il ne maîtrise plus sa propre destinée, elle est entre les mains de quelqu'un d'autre. Son objectif est de se défaire de cette emprise, pour reprendre les commandes.

Maryline aussi est perturbée. La vie lui a offert un espoir, avec l'arrivée de David, son nouvel employé qui incarne Quentin Chapuis. Mais elle n'a même pas pu se réjouir de ce second souffle, très rapidement les mauvaises nouvelles se sont accumulées. Car oui, le fait qu'elle ait été obligée, par une personne extérieure, d'embaucher David, est une mauvaise nouvelle. En fait, il n'y a que des signes négatifs. Une page se tourne, un nouveau chapitre de sa vie commence à s'écrire, et cela ne s'annonce pas vraiment très bien. Elle ne sait rien de ce qui va arriver, elle ne maîtrise rien. Elle a pourtant l'habitude de ne rien contrôler, c'est presque sa philosophie de vie.

Pour elle, toute journée est une page vierge dont elle peut écrire chaque ligne selon sa propre volonté. Peut-être qu'il y aura des nouveaux clients. Peut-être qu'une opportunité totalement inattendue se présentera. Peut-être qu'elle rencontrera l'amour. Elle est toujours prête à embrasser ce que le destinée a décidé de placer sur sa route. Mais là, ce n'est pas l'œuvre de la destinée, il s'agit d'un plan concocté par un autre être humain. Depuis quand est-elle surveillée ? Depuis quand ce plan a-t-il été mis au point ? Et pourquoi le déclencher maintenant ? Ne rien savoir, ne rien comprendre, voilà ce qui la perturbe. Ne reste que le sentiment désagréable que la suite ne sera pas un long fleuve tranquille, que pour un temps tout ne sera qu'épreuves.

David a passé une nouvelle nuit quasiment sans dormir. Non pas à cause de ce qui lui trotte dans la tête, il a appris à faire le vide. En prison, il a quand même reçu beaucoup d'enseignements. Il en vient à se demander si ses codétenus ne faisaient pas partie d'un casting taillé sur mesure pour lui apporter les aptitudes qui désormais commencent à lui être utiles. La maîtrise de soi, la méditation, le contrôle de ses émotions, il a déjà beaucoup utilisé les méthodes transmises par l'un des détenus qui l'a en quelque sorte pris sous son aile pour lui inculquer toute sa sagesse. Au début, évidemment, le français était réticent, il n'a jamais été attiré par toutes ces méthodes de développement personnel. Mais après tout, il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire en prison. Alors, il s'est laissé entraîner et a finalement découvert que l'essentiel n'est pas le monde extérieur mais le vaste univers qui se déploie en soi. Chacun est un monde à part entière et toute la richesse de l'être humain est à l'intérieur de lui. Grâce à son professeur, il a frôlé des dimensions qu'il considérait comme les délires de fumeurs de marijuana. Mais non, il n'était pas drogué, il a bien voyagé hors de son corps, ou plutôt dans ces dimensions qui entourent l'enveloppe charnelle.