Chapitre 3

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C'est la boule au ventre que je pousse la porte de mon appartement. J'entends Jérôme et ses interminables clics de souris. Sans faire de bruit, j'ôte mes chaussures et dépose ma veste. Bien qu'il soit plus de deux heures du matin, je sais qu'il m'attend. Il m'attend toujours. En allant dans la cuisine, je le vois tourner la tête vers moi sans réaction. Un léger espoir s'insinue en moi, peut-être que ce soir, il me laissera tranquille. Je me sers un verre d'eau et avant de l'avoir terminé, je l'entends éteindre son ordinateur. Visiblement, j'avais tort.

_ C'est maintenant que tu rentres ? Il me dit d'un ton détaché en s'approchant de moi.

_ Excuse-moi. Nous avions pas mal de chose à se raconter, je ne pensais pas rentrer si tard.

Il me regarde, stoïque. Ses cheveux noirs, parsemés de quelques mèches grises, sont décoiffés à cause de son casque audio. Ses yeux marrons me transpercent de part en part au point que mon ventre se contracte. Je n'ose pas bouger et ma respiration est saccadée.

_ Viens au lit. Dépêche-toi ! il m'ordonne en se retournant.

_ J'arrive, je dis dans un murmure.

Mes mains tremblent et je lâche un soupir lorsqu'il n'est plus dans la pièce. Je ne prends pas la peine d'aller prendre ma douche avant, j'irais lorsqu'il aura terminé.

Je rentre dans la chambre où Jérôme m'attend sous la couette, déjà nue, comme la plupart du temps. Je m'installe à ses côtés avec l'infime espoir que pour une fois, cela se passera différemment. Il y a bien longtemps que la tendresse ne fait plus partie de nos moments d'intimités – je commence à me demander s'ils ont bien existé. Cela dit, peut-être qu'il changera un jour. Malheureusement, il n'a besoin que de quelques minutes pour balayer mon souhait d'un revers de main. D'un seul coup, sans ménagement, il me retourne. Mon visage se retrouve plaqué contre l'oreiller et je sens déjà son bassin onduler contre mes fesses tandis qu'il fait glisser d'un geste brusque ma culotte d'une main. Je me pince les lèvres et ravale cette boule dans la gorge qui ne cesse de grandir. Pas de baiser. Pas de caresse. Uniquement un besoin primaire, presque bestial, que Jérôme assouvit à sa manière. Tandis que je le sens glissé en moi, je m'efforce de penser à quelque chose, n'importe quoi. Mon esprit divague et je m'abandonne à ce moment, telle une coquille vide. Je ne suis qu'une spectatrice qu'on utilise comme bon lui semble ici, jamais actrice. Rapidement, ses mains rugueuses me ramènent à la réalité. Il m'empoigne la taille afin de me retourner vers lui. Sa prise, trop forte, m'arrache un léger gémissement de douleur lorsque nos yeux se rencontrent.

_ Ferme là, il me lâche.

Et c'est ce que je fais. Je la ferme jusqu'à ce qu'il finisse, tandis qu'une larme perle sur ma joue.

Jérôme s'est endormi presque instantanément juste après. Emmitouflé sous la couette, son souffle est lourd. J'imagine qu'il doit déjà être au pays des rêves. Après avoir pris ma douche, je reste debout face à lui en le fixant duregard. Pensive, mon esprit s'échappe en me remémorant brièvement ces cinq dernières années et je me demande comment ma relation avec Jérôme à bien pût prendre une telle tournure. Pourtant, nos débuts étaient loin d'être comme aujourd'hui. C'était même tout le contraire. Il faut dire qu'à cette époque, Jérôme à dû me ramasser à la petite cuillère. Entre la récupération d'un accouchement avec complication, un bébé à gérer seule sans relais et un découvert qui ne faisais que s'enfoncer de mois en mois, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. Théa avait à peine 3 mois quand Jérôme est entré dans nos vies et 6 mois quand notre relation à prit de l'ampleur. Bien que ce fût un bébé plutôt facile, le baby-blues me faisait sombrer un peu plus chaque jour. J'aimais ma fille plus que tout. Elle était devenue mon oxygène et mon univers à elle seule. Malgré ce sentiment, une petite voix ne cessait de me dire que je ne serais jamais une bonne mère et que je ne pourrais jamais y arriver. Il faut avouer qu'être l'unique responsable d'un petit être de seulement cinquante centimètres est terrifiant. Contre toute attente, c'est grâce à Jérôme que j'ai pu me sortir de cette spirale infernale. Il était parfait, comme notre vie.

Malheureusement, plus le temps passait et plus mes amis s'éloignaient de moi. Je n'ai jamais su si ma maternité en était la cause, eux qui n'avaient pas d'enfants, ou si cela venait d'autre chose. A la fin, il ne me restait plus que Colleen. Ce qui est assez ironique, quand on sait qu'à l'époque elle vivait dans un autre pays. Jérôme me rassurait en m'assurant que je n'avais besoin que de lui dans ma vie. Lui qui m'avait sorti la tête de l'eau, je le crus sur parole. Je me renfermais sur moi-même au rythme des années qui passaient. Et c'est comme ça que, sans que je ne m'en rende compte, mon monde tourne littéralement autour de ma fille et de Jérôme depuis plus de cinq ans. Est-ce une bonne chose ? Je commence à penser que non. En fait, je crois même qu'il faudrait que je m'échappe de cette prison dorée... Le problème, c'est que je ne sais absolument pas comment faire. Sans parler de Jérôme, dont les réactions sont tellement si imprévisible qu'elles m'angoissent autant qu'elles me terrifient.

Jérôme se tourne sur le ventre et enfouit son visage dans l'oreiller, comme moi il y a quelques instants. Dans cette position, et endormi, il paraît autant inoffensif que paisible. Si seulement cela pouvait être le cas.

J'attrape mon téléphone sur la table de chevet et part m'installer sur le canapé. Habituellement, je me plongerais dans ma lecture en cours, mais je n'ai pas la tête à ça ce soir. A la place, je déplie mes jambes sur la table basse et cale ma tête à l'aide d'un coussin. Sans réfléchir, je commence à traîner sur les réseaux sociaux en scrollant. Après plus de vingt-cinq minutes, j'atterris sur une vidéo de chat faisant un saut de son canapé sur la bande original du Roi Lion. Je retiens un rire en même temps que je reçois un message. C'est Colleen.

Colleen : Préviens-moi si tu trouves quelque chose sur Théo sur les réseaux !

Pauline : Promit chef !

A peine ai-je envoyé le message, que je tape déjà le nom de Théo sur Instagram : aucune publication. Je me rabats sur Facebook et bingo, je tombe sur son profil. Par chance, il est en public et je peux donc voir toutes ses publications sans être ami avec lui. La dernière remonte à deux ans. C'est une photo de lui à un barbecue entre amis, une scène des plus banales, mais qui respire la joie de vivre.

Théo est debout : c'est lui qui a la charge de la cuisson de la pièce de viande. Sa barbe un peu longue est taillée avec soin et ses cheveux bruns sont coupés court. Un grand sourire illumine son visage. Ses yeux sont baissés vers ses mains qui tiennent une grosse pièce de bœuf. Je me surprends à essayer de trouver un logo de marque sur ses vêtements. Son t-shirt bordeaux ne me donne aucune information, mais j'arrive à lire « Abercrombie » sur son short de bain. En plissant les yeux, je crois même reconnaître une montre plutôt onéreuse à son poignet. A ses côtés, un homme torse nu porte une Heineken à sa bouche. Même d'ici, je peux deviner les éclats de rire venant de ce jardin et l'odeur de la côte de bœuf sur le grill arrive presque à mes narines. Pendant plusieurs minutes, je reste bloquée sur cette photo, m'imprégnant au maximum de l'ancien Théo. Même figé, il dégage un charme dingue.

L'homme à ses côtés sur la photo est identifié et je suis tentée d'aller sur son profil. Je me demande s'il est au courant de la situation de Théo... Je me résonne, ça ne servirait à rien. A défaut, je parcours le mur de Théo, esquissant quelques sourires au passage. Je l'analyse et l'observe, ce qui pourrait paraître très flippant vue de l'extérieur.

Bordel Théo, que s'est-il passé ?

De l'autre côté de la rueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant