Chapitre 6: Les ours et...

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— Jean de la Fontaine, La cigale et la fourmi. Le tueur choisi des personnes qui correspondent aux animaux de la fable. Finis-je par crier à Bertrand.

— Mais c'est bien sûr. Il tue les personnes qui ne correspondent pas à la morale.

       Enfin, il comprend. Il aura fallu l'aider un peu, mais il y parvient quand même, ce qui est rassurant pour la suite de notre enquête. Et ce qu'il soulève comme point est intéressant et me pousse alors à douter.

— Si tel est le cas nous sommes donc face à un problème. Cette fable n'est pas comme les autres, elle n'a pas de morale, dans cette histoire la cigale n'est pas la seule à avoir tort. Je suis donc prête à parier que bientôt nous retrouverons des fourmis sans vie.

— À part si nous considérons qu'Orso Moretti était la fourmi. Il a dû travailler sans relâche pour créer une entreprise si florissante.

       Ce raisonnement peut tenir. Selon ma vision il était celui qui profitait du travail des autres, mais il est aussi possible qu'il soit la fourmi non prêteuse, et là serait son moindre défaut, qui garde tous le fruit de son travail. Mais ce doute a du mal à disparaître de mon esprit. Bertrand vient alors m'aider dans ma réflexion.

— Puis de toute façon nous n'avons pas retrouvé d'autres corps. Il est donc sûr et certain que Bernard Rocher est la cigale et Orso Moretti la fourmi.

J'ai envie de croire à cette conclusion, c'est donc pour cela que je le fais. Deux victimes valent mieux que trois, ou pire quatre. Enfin pour le moment.

— Bertrand, regardez. Delph a posté d'autre illustration en rapport avec des fables. Celle-ci illustre Le lièvre et la tortue. Celle-là le loup et l'agneau. Et enfin, l'une des plus connue : Le corbeau et le renard. Il est donc probable que le tueur n'ait pas fini son œuvre. Nous devons tout de suite prévenir Delph, elle ne doit plus poster d'illustrations car le tueur s'inspire de son compte.

— Oh oui, nous allons l'appeler et nous allons surtout l'arrêter.

Je reste sans voix quelques secondes, tout va trop vite pour moi. Bertrand aurait-il compris un indice qui m'aurait échappé ?

— Pourquoi vouloir arrêter Delph ?

Le respect que je pouvais lire dans le regard de Bertrand il y a quelques secondes encore a vite disparu et je n'y retrouve maintenant que de l'exaspération à la place.

— Le mobile est évident. C'est son idée tout ça, ces images sur son profil sont bien la preuve qu'elle ne supporte pas l'immoralité. Elle tue donc ces personnes.

— Mais des personnes qui aiment les fables il en existe d'autres ?

— Elle connaissait le nombre de victimes, et comme par hasard les messages qui sont censés prouver que c'est une tierce personne qui lui aurait donné cette information ont disparu. D'ailleurs selon notre informaticien c'est comme s'ils n'avaient « jamais existé ». Et peut-être parce que c'est la vérité. Nous avons juste une capture d'écran qu'elle aurait pu inventer et un gribouillis sur un bout de papier que n'importe qui aurait pu écrire.

— Donc pourquoi nous en aurait-elle informés ?

— Pour faire sa promotion bien sûr. Elle nous met sur la piste de ses réseaux sociaux pour que l'on parle d'elle. Et ça fonctionne, je vois déjà les gros titres « L'écrivaine influenceuse tueuse ». Ces gens-là sont prêts à tout pour la célébrité.

       Le raisonnement de Bertrand peut être logique, il est vrai que l'ambition peut parfois nous pousser à réaliser l'impensable. Mais même si elle est intrigante, cela signifierait que la belle est la bête ?

Je ne peux pas écarter cette idée de mon esprit, mais je trouve quand même que ces accusations sont légères. Elles ne restent que des interprétations de ses prétendues intentions. Rien de concret. J'aimerais exprimer mes doutes mais Bertrand ne m'en laisse pas le temps.

— Puis tu avais dit que l'on suivrait mes méthodes à partir de maintenant. Et ma méthode c'est celle-ci, on va chercher cette pauvre fille et on la cuisine. Nous avons de quoi l'arrêter, son compte sur les réseaux sociaux est lié à deux meurtres. Et tu verras, je parie qu'en moins de vingt-quatre heures nous aurons des aveux. Fais-moi confiance.

Il a raison, je lui avais promis de respecter ses choix. Je ne suis personne pour imposer ma façon de procéder, il sera donc difficile de l'empêcher d'enquêter comme il le souhaite à présent, la flatterie ne sera pas suffisante. Je regrette de ne pas m'être plus imposée et d'avoir voulu préserver sa susceptibilité. Mais qu'est-ce que cela aurait changé ? Il n'en aurait fait qu'à sa tête de toute façon.

— Mais par contre Yaël, j'aimerais faire cet interrogatoire sans toi.

— Pardon ? Pourquoi ?

Ai-je bien entendu ? Il veut vraiment se débarrasser de moi ?

— Car tu es trop sensible. Tu vas me déconcentrer avec tes niaiseries. J'ai besoin de le faire à l'ancienne. Donc je prendrais Arthur avec moi. C'est un bon petit, ne t'inquiète pas. Puis l'influenceuse est trop à l'aise avec toi, cela irait à l'encontre de mes plans.

— Mais j'aimerais...

— C'est un ordre.

       Bertrand ne s'encombre pas de ma susceptibilité, lui. Il a le pouvoir de me faire taire, il le prend. Je sais très bien ce que « faire à l'ancienne » signifie. Cela veut dire violence psychologique pour entendre ce que l'on souhaite. Pauvre Delph. Cela fera avancer l'enquête, c'est sûr mais je ne suis pas persuadée que ceci permettra d'arrêter le tueur.

       L'objectif de Bertrand est de résoudre des enquêtes, car cela fait augmenter son score ce qui lui permet de gagner en popularité. La vérité n'a que peu d'importance pour lui. Il peut bien critiquer les intentions des influenceurs, je ne suis pas sûre qu'il vaille beaucoup plus.

Je tente alors ma dernière chance, ma dernière carte pour garder un peu de poids sur cette enquête.

— D'accord, je comprends. Mais pourrais-je interroger Delph avant vous ? Pour trouver d'autres preuves qui pourront appuyer les aveux que vous obtiendrez. Et ensuite je vous laisserai tranquille.

Bertrand prend une grande inspiration et expire tout l'agacement que je lui provoque. Je comprends alors que, pour se débarrasser de moi, il va me faire plaisir.

— Bon d'accord. Mais après je ne veux plus te voir, compris ?

— Promis.

AllumetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant