Prologue

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La nuit était calme sur le pont du navire. L'air était encore chaud en ce soir d'été et les marins étaient descendus dans la cale, laissant l'un des leurs assurer le quart pendant que les autres allaient profiter d'un repos bien mérité. Appuyé au bastingage, se tenait un homme seul qui contemplait l'océan ondulant sous le regard pâle de la lune. Planté devant l'immensité marine, il restait d'une immobilité telle que d'aucuns auraient pu croire à une statue. Les yeux fermés, il se laissait emplir par la sérénité de cette nuit, inspirant lentement l'air qui charriait embruns salés et effluves iodées, écoutant le doux clapotis de l'eau le long de la coque. Quand il était monté de la cale, le marin de quart lui avait adressé un regard suspicieux avant de hausser les épaules et de s'en retourner à sa tâche. Il n'était pas en mesure de questionner quelqu'un comme ce passager.

Un bruit de pas derrière lui brisa l'état de méditation dans lequel s'était plongé l'homme du bastingage. Il reconnut immédiatement le cliquetis des perles accrochées à la ceinture de son jeune compagnon. Sa démarche était plus hésitante qu'à l'accoutumée, c'était pourtant un enfant de la mer et le pont d'un bateau était pour lui aussi sûr que la cime des arbres pour un oiseau. Il avait sans doute fini par accepter les nombreuses sollicitations de l'équipage à venir partager leurs jeux et leur boisson. Après tout, c'était là leur dernière nuit avant de débarquer et il ne pouvait pas blâmer le jeune homme d'avoir voulu leur faire plaisir.

Ce dernier vint s'accouder près de son aîné et respira un grand bol d'air marin avant de se plonger lui aussi dans la contemplation du miroir aquatique.

- Vous devriez descendre un peu avec les hommes, déclara-t-il d'une voix légèrement trop forte, ils ont l'impression que vous évitez leur présence depuis le début du voyage.

Le jeune homme se tut quelques secondes dans l'espoir que son interlocuteur lui réponde puis finit par reprendre.

- Nous arriverons en vue de l'île dans la nuit, poursuivit-il en faisant un effort pour dissimuler les effets de l'alcool sur son comportement, mais le commandant jettera l'ancre jusqu'au lever du soleil, essayer d'emprunter le chenal sans visibilité serait du suicide. Nous serons installés avant midi et nous pourrons commencer dès que vous le souhaiterez.

L'aîné jeta un œil à son compagnon. Il pouvait sentir dans sa voix une impatience à peine masquée et il se prit à penser avec nostalgie à l'époque où lui aussi possédait cette fougue et cette sensation d'invincibilité que procurait la jeunesse, surtout pour les gens comme eux. Mais cette époque était révolue depuis bien longtemps et c'était avec une once d'amertume qu'il se remémora le passé qui avait détruit cette belle insouciance.

- Je ne savais pas que vous aimiez l'océan, continua le jeune pour alimenter la conversation, étant donné l'application avec laquelle vous avez tout fait pour rendre notre voyage plus court, je commençais à me demander si vous n'aviez pas horreur de naviguer.

- Crois-tu vraiment que je me serais proposé pour venir ici si cela avait été le cas ? finit-il par demander d'une voix calme mais où chaque son dénotait une autorité naturelle.

- En effet, acquiesça l'autre en se hissant sur le bastingage sur lequel il s'assit, les pieds se balançant doucement dans le vide, mais je pense que si vous ne vous étiez pas proposé personne n'aurait pris votre place. Sauf le respect que je vous dois, je pense que nous reviendrons bredouilles.

L'homme soupira, son compagnon était encore une tête brûlée, mais il avait le potentiel pour devenir plus, s'il prenait le temps de se forger ses propres idées plutôt que d'écouter celles des autres.

- Et toi, pourquoi t'être proposé de m'accompagner ? demanda-t-il au jeune homme, les autres volontaires ont tous préféré choisir des destinations plus conventionnelles, pourquoi pas toi ?

Un léger rire s'échappa de la gorge du cadet qui se leva, en équilibre sur le bastingage. Il commença à déambuler aisément tout le long du mince rebord de bois et le vieil homme ne put s'empêcher de se demander comment il faisait pour ne pas chuter alors qu'il avait eu du mal à venir jusqu'à lui en marchant droit.

- Pour ça, répondit-il en balayant l'océan du bras, je ne manquerais pour rien au monde une occasion de naviguer. Mes veines charrient bien plus d'eau de mer que de sang à mon avis. Et me tenir éloigner de l'océan est pour moi un châtiment plus grand que n'importe quelle torture.

- Dans ce cas pourquoi avoir fait le choix de vivre sur la terre plutôt que sur les flots?

L'homme le savait parfaitement, mais il n'hésitait jamais à tester la loyauté de ses compagnons lorsque ceux-ci étaient les moins à même de réfléchir aux conséquences que pouvaient avoir chacun de leurs mots. Le jeune effectua une cabriole qui le fit atterrir avec aisance sur le bois du pont. Il effleura alors le bracelet de cuir qui ceignait son poignet gauche et s'en fut en jetant ces mots à son aîné qui n'avait pas bougé.

- Il faut croire que la Déesse avait d'autres projets pour son humble serviteur que de le voir courir les flots et finir sa vie en vieux loup de mer.

Sur ce, le jeune homme regagna l'escalier qui menait aux cabines qui leur avaient été allouées. Son compagnon resta un instant à contempler le spectacle nocturne de l'océan puis il sortit de sa tunique un morceau de papier qu'il relut pour la centième fois au moins depuis qu'il l'avait reçu. Finalement, il se décida à approcher le papier de la flamme d'une des lanternes du pont. Le fragile matériau s'enflamma en un instant et bientôt le vent vint en disperser les cendres. L'homme rabattit son capuchon sur son crâne chauve et se souvint qu'il n'avait pas répondu à la question de son jeune acolyte.

S'il s'était porté volontaire pour cette mission c'était parce que, justement, il avait de grands espoirs de ne pas revenir bredouille.

Le Joyau d'OrlegonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant