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[Kara]

C'était la 32 ème fois que le grand gaillard défilait devant moi mais toujours ce même regard rempli de dédain qui le toisait incessamment. Je m'évertuais bien évidemment à compter ses allers et retours vu que j'étais désœuvrée. Un AK 47 reposait paisiblement sur son épaule, prêt à m'ôter le souffle au moindre geste brusque. Le silence pesant n'en perdait pas son rôle pour autant. Au contraire, il était plus sinistre et asphyxiant. Il torturait ma conscience. Je m'autorisais à élaborer différents scénarios dans lesquels je mourrais tragiquement. Les claquements horripilants des bottes de BRADOSKA ( oui, c'était comme cela que l'avait nommé mon ravisseur ) brouillaient par moment mon imagination saugrenue. Quoique, je ne pouvais tout simplement pas m'en empêcher. C'en était devenu une addiction. Lorsque je rencontrai ses yeux noirs, ma peau se hérissa puis un frisson glissa dans mon échine.

- Te...tengo sed, crachai-je, la voix chevrotante. ( J...j'ai soif. )

Alors que je retenais mon cœur d'exploser dans ma cage thoracique, il employa le même ton glacial que dix minutes précédemment.
- ¡Bebe tus lágrimas! ( Bois tes larmes! )

Je déglutis, un goût amer au fond de la gorge. Mes viscères se nouèrent au fur et à mesure que mon bon sens s'amenuisait. Une panique soudaine m'encombra lorsque j'entendis un coup de feu. Tout mon corps s'en raidit et un hoquet d'effroi m'échappa.
Un autre encore. J'étais tétanisée. Bradoska me détaillait comme si j'étais la chose la plus ignoble qu'il avait vu de toute sa vie, comme si le bruit des balles que vomissaient les armes a été pour lui une berceuse dès son jeune âge, comme si le plomb venait de trouer son pire ennemi.

Je me demandais bien aussi si un homme comme lui pouvait en avoir. Il vivait certainement dans son petit enfer personnel. Son propre ennemi devrait être lui-même. Toute cette masse de muscles et de sang, sans cœur (au sens figuré du terme bien sûr à moins que je le vérifie en lui plantant mon épingle de cheveux dans le torse). Il était si insensible qu'au moment où la porte s'ouvrît, m'arrachant un haut-le-corps, il ne sembla aucunement ébranlé.

- ¡Bienvenudo, jefe! (Bonne arrivée, patron!) émit-il en dégageant sa grosse carcasse de ma vue.

À présent, je me retrouvai nez à nez avec mon pire cauchemar.
- ¡Hola, mi bonita! (Salut, ma poulette!)

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- Qu'est-ce qu'il t'a fait ? m'interrogea Lauren, le regard attendri.

La boule dans ma gorge m'avait brusquement coupé la parole. Elle doublait de volume avec l'acquis du temps qui filait. Quand je fermai les yeux, le souvenir de ses mains se baladant sur mon corps m'heurta. Un sanglot brutal s'extirpa de mes cordes vocales.

Lauren se leva et vint me prendre dans ses bras. Sa chaleur ainsi que les battements crus de son cœur me ramenèrent à la réalité. Pourtant, c'était comme si je vivais encore chaque petite seconde de cet épisode de ma vie. Je n'en étais certes pas au point d'en parler à quelqu'un, pas après tout ce temps. J'étais loin d'être rassurée. Je ne pouvais plus me donner ce mal.
- Que t'as-t-il fait ? insiste Lauren, un ton calme en pointe.

Des mots naissaient dans mon esprit puis s'y avortaient comme par magie. Les sentiments de saleté, d'indignité, de dégoût s'empreignaient  de tout mon être. Même si le statut quo était différent de quelques années auparavant, je réalisais à quel point ce fardeau me suivrait toute mon abominable existence. Ses mains dégueulasses. Ses baisers répugnants. Sa trique qui m'arrachait des cris de douleur...C'était une expérience que je ne souhaitais nullement à personne. Même pas à mon adversaire.
- Salvatore n'était pas arrivé à temps, j'imagine, poursuivit Lauren sans doute plus perspicace que jamais.

J'acquiesçai, larmoyante et la respiration lourde. Je me livrai finalement à elle.
- I...il m'a brutalisée...et...et...il a abusé de moi.

*

Nous nous étions retrouvées devant l'océan suite à mon malaise. Il m'arrivait rarement de faire des crises d'angoisse et lorsque c'était le cas, je ne m'en sortais que très tard, luttant seule contre mes démons, ces bêtes noires qui m'avaient construite et qui aujourd'hui étaient mes piliers implacables. Il m'arrivait souvent de me poser un tas de questions du genre le comment du pourquoi telle chose m'était arrivée. Et je finissais toujours par revenir à ce : M'était-il réellement destiné?

Récemment, il avait cherché à me joindre de mille et une façons possibles. Bien que j'avais pleinement conscience qu'il pouvait me faire enlever ou tout simplement me confronter après toutes ces années, je refoulais encore ces idées insensées de ma conscience. Je les époussetais autant loin que possible de la vie parfaite que je m'étais remise à me construire. Sans lui. Juste avec mes traumatismes.

- Après ça, je repris, le regard niché dans les vagues qui embrassaient délicatement la côte, il a complètement disparu de ma vie.
- Tu veux dire totalement ? En mode, adios ?
- Oui, j'esquissai un faible sourire. Il s'en voulait. Le tuer ne l'avait pas suffi. Il était très remonté. Jerry m'avait ramenée au Mexique quelques temps. J'avais fait mes adieux aux filles, surmonter mes tourments sans jamais les effacer de ma mémoire. Et c'était à l'aéroport que j'avais réalisé que la liberté n'était juste pas un leurre. J'avais croisé énormément de gens, creusé des visages. Un seul m'est resté en tête jusqu'à aujourd'hui. (Respire profondément) Celui d'Anthony Ross, le flic.
- Je flaire un petit crush là, m'asticota Lauren.

Un sourire étira le coin de mes lèvres pendant que je m'attardais à la contemplation de l'écume qui parsemait la berge. Le soleil dardait des rayons orangés sur nos corps et peignait le ciel de voiles roses et pourpres. Quant au vent, il arrosait nos visages de goulettes salées et prendre une grande inspiration ne m'avait jamais autant parue satisfaisant.
- Il était plutôt pas mal, je dois l'admettre. En vrai, c'était lui qui me dévisageait...Quand nous nous étions retrouvés à Manhattan, j'avais fait semblant de ne pas le reconnaître. Soit c'était ça, soit je me faisais griller. Je n'avais pas trop le choix. Mais...
- Mais ?
- J'ai eu une toute petite aventure avec lui par la suite. Rien de bien grave, je glousse légèrement.
- Rahhh! Je le savais, s'extasiait Lauren.

J'agirai la tête d'exaspération, ne perdant pour rien au monde mon rictus. La brunette assise dans le sable juste près de moi me confia un secret.
- À la fac, j'ai dû coucher avec l'un de mes profs. Autant de fois qu'il le souhaitait...Il m'avait menacée de souiller mon dossier de validation. Je n'avais pas eu le choix. C'était sa parole contre la mienne. Et je ne t'apprends sûrement pas que la voix des femmes n'est rien comparée à celle des hommes. Je ne pouvais pas foutre mes rêves en l'air, soupira-t-elle.

Son visage s'attrista. Elle, d'habitude radieuse paraissait morne. Il fallait que je dise quelque chose.

- La vie est parfois injuste. Pendant que d'autres ont vécu dans un véritable champ d'arc-en-ciel, nous, elle nous en a faites voir de toutes les couleurs.
- Sauf le rose, ajouta Lauren.
- Sauf le rose, je répétai nonchalamment.

Je plissai mes lèvres sentant une saveur de bile s'infiltrer dans ma bouche. L'essentiel, il fallait continuer d'avancer, de profiter de chaque instant que nous méritions, de nous recréer.
- Allez, dans mes bras! j'éjectai, mine de rien.
- Un câlin me ferait du bien, se jeta-t-elle dans mes bras, presqu'en pleurs.
- Ça fera 18$, je la taquinai.
- Vas-y! Je te file toutes mes cartes de crédit meuf.

Nos rires s'envolèrent tels des papillons en quête de beaux prés où voltiger. Toutefois, il y avait plus fort que cela. Les bruissements de nos âmes blessées.

ImpostorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant