XXXII - 32

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On était vendredi aujourd'hui, autrement dit trois jours plus tard. J'avais effectivement pris un peu de recul, sentant que mes pensées divaguaient toujours vers le groupe et que mes sentiments devenaient trop prenants. Il fallait que je reste focus sur ma recherche. Néanmoins, c'était vendredi soir, ce qui signifiait, soirée chez eux. Je ne pouvais pas devenir trop distante d'un coup, sans raison apparente, cela pourrait griller ma couverture. Peut-être qu'ils me manquaient un peu aussi. Du moins, ça expliquerait pourquoi j'étais arrivée ici si tôt, directement après les cours, accompagnée de Wilaya. Si c'était le cas, ça voudrait dire que je m'étais un peu attachée à eux, mais j'avais trop d'ego pour assumer que j'avais un cœur, alors laissons ça.

Lorsque j'étais arrivée, j'avais retrouvé Diego fidèle à son poste, c'est-à-dire affalé sur le canapé, une bière à côté de lui, mais bizarrement pas encore entamée. Il était au téléphone, alors je décidai de m'éloigner en direction des chambres pour lui laisser de l'intimité. Cependant, il me fit un signe de la main m'invitant à rester, ce qui signifiait que la conversation était proche de la fin. J'entendis alors, malgré moi, la discussion. Il s'entretenait en FaceTime avec deux jeunes filles d'une dizaine d'années que j'aperçus furtivement. La conversation était en espagnol donc je compris un peu ce qu'ils se disaient.*

- Mis amores as dejo, mis amigas han llegado. (Mes amours je vous laisse, mes amies sont arrivées.)

- Adiós Sebas (salut Seb), répondit l'une.

- Hasta luego, hermanito (à plus frangin), dit l'autre.

Puis, ils raccrochèrent.

- Comment elles vont, demanda Wilaya.

- Comme d'habitude, elles débordent d'énergie, deux vraies piles électriques, lui répondit-il, puis il se tourna vers moi un peu timidement. C'étaient mes petites sœurs...

- Tu leur caches que tu bois de la bière, dis-je pour le taquiner en désignant la bouteille qu'il n'avait toujours pas ouverte.

- J'ai une image de grand frère à défendre, dit-il en décapsulant la bouteille, mais juste une image, rajouta-t-il après une gorgée.

Je soufflai par le nez amusée, tandis que Wilaya désapprouva de la tête l'air désespérée avec lui. Puis, Josh et Marta débarquèrent à leur tour.

- Qu'est-ce qu'on interrompt, s'enquit Marta.

- J'étais au téléphone avec Leandra et Lupita.

Ils se contentèrent de hocher la tête tous les deux. Évidemment, ils connaissaient son histoire. Pour ma part, je ne posai pas de question au risque d'être indiscrète, mais Diego prit les devants.

- Bon, vu que tu es la seule à ne pas connaître mon histoire, il serait peut-être temps que je te la raconte.

- Te sens pas obligé Diego, si tu ne veux pas, je comprendrai.

- Ça me fait plaisir. Tu me vois passer mon temps à courir derrière les filles, pourtant tu ne connais pas celles qui comptent le plus pour moi.

- Attendez pause ! Diego est prêt à parler pour une fois des femmes avec son cœur plutôt qu'avec son corps ?

- Ça sera sûrement la première et la dernière fois, alors profites-en, renchérit Wilaya.

Diego nous tira la langue en faisant la grimace tandis qu'on prit tous place sur les canapés pour l'écouter.

- Tu l'as peut-être remarqué, mais Josh et moi, on a beau être frère, on se ressemble pas beaucoup. Je suis un peu plus charismatique. Après tout, c'est ta faute frangin, je t'ai toujours proposé de t'entraîner avec moi, mais t'as jamais voulu... Plus sérieusement, moi, je suis né à La Peña au Mexique. C'était le cliché parfait du petit village de pêcheurs typique, c'est-à-dire coloré, chaleureux et convivial. En tout cas en théorie, comme son nom l'indiquait. En effet, dans les pays hispaniques, peña désigne un ensemble d'amis qui partagent une passion commune sans prise de tête. En l'occurrence, chez moi, c'était la pêche aux poissons. Sauf que peña, sans tilde, ça donnait pena, autrement dit peine... En pratique, c'était effectivement ce qu'on endurait entre la pauvreté, la criminalité, les cartels et toutes ces choses qui limitaient notre condition de vie. On était donc plus proche des têtes mises à prix et de la pêche aux cadavres. Pourtant, malgré la précarité, la plupart des mexicains étaient heureux. L'argent ne valait rien face à l'amour. Malheureusement, pour ma famille, il manquait les deux. Ma mère n'était pas très présente pour nous, car elle passait son temps à travailler, semaine et week-ends compris, tandis que mon père, lui, était au chômage. Elle bossait donc pour deux avec une bouche en plus à nourrir, moi. De son côté, mon père sombrait dans le désespoir de la misère et les seuls moments que mes parents passaient ensemble, c'était pour se disputer. Jusqu'à ce qu'un jour mon père devienne violent. Au milieu d'une énième engueulade, une claque partie plus vite que les mots... sauf qu'une gifle... ça ne s'accorde jamais au singulier. À partir de là, ma mère a commencé, elle aussi, à consommer. C'était son moyen à elle pour pouvoir encaisser les coups sans se laisser consumer par son chagrin. À l'époque, je n'étais encore qu'un enfant, je ne connaissais que les héros des comics, mais le Cartel de Jalisco Nouvelle Génération qui contrôlait entre autres l'état d'Oaxaca, la ville où je vivais, m'a montré que "l'héro" n'était pas le gentil, mais la vilaine qui coulait dans les veines de mon héroïne à moi, ma mère. Mon père picolait tandis que ma mère se piquait, mais ça, je ne l'ai cerné que bien plus tard, des années après, avant, j'étais trop jeune pour comprendre. Je voyais juste que mes parents ne s'occupaient plus de moi, trop occupés à se battre pour celui qui aura le dernier centime qui lui permettrait de se payer ses vices. D'ailleurs, je ne savais pas que ce n'était pas la norme de vivre comme ça. J'imaginais que c'était la même chose dans toutes les familles jusqu'à ce que celle de Josh vienne me montrer une autre façon de concevoir la vie. En fait, Josh était venu passer des vacances dans mon magnifique pays. Pour le coup, il aurait pu aller à Acapulco ou encore à Puerto Escondido qui sont des lieux touristiques, mais il faut croire que nos parents étaient aventuriers. Ils ont donc préféré venir se perdre au milieu des deux à El Ciruelo, chez moi. Pour ma part, je passais toutes mes journées à l'extérieur, et ça, peu importe le temps, d'ailleurs, heureusement qu'il faisait chaud là-bas, car j'en passais aussi des nuits. Parfois, je voulais juste trouver un peu paix dehors et parfois, c'étaient eux qui me foutaient directement à la porte. Pour le coup, c'est comme ça que je croisai Josh. À vrai dire, je n'avais déjà pas l'habitude de voir des étrangers dans mon village de reclus, mais alors lui, on ne pouvait vraiment pas le rater. Il était tout blanc de tête aux cheveux avec des yeux bleu ciel. Il me faisait penser à un personnage tout droit sorti d'un film. Pour le coup, ce fut mon super-héros à moi, celui qui me sorti de la comédie dramatique qu'était ma vie. On se lia très vite d'amitié, moi parce que je trouvais qu'il était différent, lui parce qu'il avait compris qu'on était pareils. Il passa donc un mois au Mexique. À la fin, on était inséparables. Lorsque j'ai appris qu'il allait partir, j'étais dévasté, et lui aussi, même s'il ne voulait pas me l'avouer. Alors, ses parents ont décidé de m'adopter. J'étais quasiment orphelin à l'époque donc ce ne fut pas compliqué. Mes deux parents biologiques planaient trop pour avoir le discernement de s'y opposer. Mon père fut quand même plus touché que ce que j'aurais pensé tandis que ma mère réalisait à peine qu'elle perdait son seul enfant vu qu'elle était constamment plongée dans une réalité parallèle. C'est comme ça qu'à l'âge de huit ans, je partis vivre en Russie. Durant une décennie, je n'eus plus de nouvelles d'eux jusqu'à ce qu'à ma majorité, je reprenne contact. C'est là que j'ai appris l'existence de Leandra et Lupita, mes deux petites sœurs jumelles, en même temps que le suicide de mon père juste après leur naissance. Ma mère, quant à elle, a été internée définitivement dans un hôpital psychiatrique avec des dommages irréversibles. Avant ça, elle a quand même eu la clairvoyance de faire aussi adopter Le et Lu qui n'avaient alors qu'un mois. Mes sœurs sont donc saines et sauves et vivent dans une famille aimante au Venezuela depuis douze ans. Quand je les ai rencontrées pour la première fois il y a quatre ans, elles ont aussitôt refermé cette plaie de mon passé. Elles étaient heureuses, elles, et rien ne vaut le sourire d'un enfant. Depuis ce jour, je vois la vie différemment, car je porte dans mon cœur, la fierté d'être le grand frère de ces deux petites âmes pures. Elles sont devenues à la fois ma plus grande force et ma plus grande faiblesse. Je les aime et je ne les abandonnerai jamais, même si un continent nous sépare, je me battrai coûte que coûte pour leur bonheur. Elles sont devenues mon combat quotidien. Voici mon histoire, Nessa.

À tort et À découvertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant