Sheyla :Le trajet me paraît interminable, mais enfin, nous arrivons en ville. Le chauffeur descend et m'ouvre la portière. Je pose un pied sur le bitume, inspire profondément, puis le remercie poliment.
— Je vais faire les boutiques seule. Profitez-en pour prendre une pause, dis-je d'un ton ferme, sans lui laisser le temps de m'imposer les consignes de mon père.
Je m'éloigne rapidement. Pour une fois, j'ai le contrôle.
Je déambule sans but précis, laissant mes pas me guider. L'odeur chaude du maïs grillé flotte dans l'air. Mon estomac réagit aussitôt. Je m'approche d'un stand proposant des épis dorés, certains bien cuits, d'autres à peine grillés.
— Yüz elli beş TL lütfen. (Cent cinquante-cinq livres turques, s'il vous plaît.)
Je paie, remercie le vendeur et m'éloigne, mon trésor entre les mains. La mer est proche, son murmure familier m'attire. J'aperçois un rocher surplombant l'eau et m'y installe. Les vagues viennent lécher les galets, et une douce brise caresse mon visage.
Je respire enfin.
Ce moment de paix est si rare. J'observe les reflets du soleil sur l'eau, croque dans mon maïs, et me laisse envahir par une étrange mélancolie. Est-ce vraiment la vie que je veux ? Me marier, obéir, me taire ? Non. Rien que l'idée d'un homme, de son autorité, de son corps, me donne la nausée.
Après avoir mangé, je me rends dans une boutique de vêtements. Dès que j'entre, une vendeuse m'accueille avec le sourire.
— Bonjour.
— Bonjour, je réponds poliment.
— Je peux vous aider ?
— Non merci, je regarde juste, dis-je avec un sourire.
Je parcours les rayons et découvre rapidement des pièces magnifiques. Une robe florale rose, délicatement décolletée, ourlée de volants. Une autre, noire, courte, plissée, avec des bretelles fines. Et enfin, une robe rouge sombre, longue, moulante, au décolleté vertigineux. Un coup de cœur.
Dans la cabine d'essayage, j'enfile la première. Elle épouse ma silhouette, accentue ma taille, donne du volume à ma poitrine. La deuxième fait ressortir mes cuisses – un peu rondes, certes, mais jolies malgré tout. La dernière... me transforme. Elle épouse chaque courbe, sublime jusqu'à mes défauts. Pour la première fois, je me trouve belle. Puissante.
Je les prends toutes.
À la caisse, la vendeuse me sourit.
— Bonne soirée !
— Merci, vous aussi.
Je ressors, le cœur plus léger. Un tour dans une boutique de chaussures ne donne rien, mais peu importe. J'achèterai en ligne. Le temps passe vite, il est déjà 16h.
Mes pieds me font souffrir dans mes talons, mais j'insiste : je veux aller à la plage. Arrivée là-bas, je m'installe et laisse mon regard dériver sur l'horizon. Non loin, un homme s'agenouille devant une femme. Il lui tend une bague. Elle hésite, puis accepte. L'assemblée applaudit. C'est beau. Bouleversant.
Et moi ? Aurai-je un jour ce genre de moment ? Une âme sœur ? Ou suis-je condamnée à une vie sans amour, sans liberté ?
Le couple s'éloigne. Je reste là, deux heures durant, perdue dans mes pensées. Puis, lassée du bruit, je décide de rentrer. Je sors mon téléphone pour appeler le chauffeur. Pas de réponse. J'essaie d'autres numéros. Rien. L'angoisse monte.
Je me tiens au bord de la route, tremblante, respirant trop fort. Les passants me dévisagent, sans intervenir. Juste avant de perdre connaissance, une main m'attrape.
— Ça va ? me demande un homme aux cheveux blonds très clairs, les yeux d'un bleu presque irréel. Un tatouage serpente sur son cou, mais je n'arrive pas à en distinguer les détails.
Je le remercie, confuse, avant de m'éloigner. Je marche longtemps, sans savoir où aller, jusqu'à me retrouver dans une ruelle peu fréquentée. Un groupe d'hommes traîne devant un petit supermarché.
— Lan güzelim, bekle dur. (Hé, beauté, arrête-toi.)
Je l'ignore et accélère. Mais je sens qu'ils me suivent. L'un d'eux parle encore, sa voix rauque me paralyse. Puis je cours. Vite. Trop vite. Je trébuche. Mon genou heurte le sol, saignant abondamment. Ils m'encerclent.
— Seni sikeceğim. (Je vais te baiser.)
Les autres rient.
Je hurle :
— Benden ne istiyorsunuz ?! (Qu'est-ce que vous me voulez ?!)
Pas de réponse. Juste leurs mains. L'un me saisit violemment. Je me débats, mais un autre m'attrape. Je suis prise au piège. Je sens que c'est la fin.
Puis, un coup de feu.
Je hurle, mains sur la bouche. L'homme face à moi s'effondre, une balle dans la tête. Les deux autres se retournent, armes sorties.
— Lan, kimsin, çık ortadan ! (Qui t'es, sors de là !)
Je profite de la diversion. Je cours. Je ne me retourne pas, même lorsque d'autres coups de feu éclatent.
Enfin, je vois la sortie de la ruelle. Je fonce... et me heurte à quelqu'un. Une main saisit mon bras. Je hurle, persuadée que c'est un autre agresseur.
Mais non. C'est mon chauffeur.
— Faites attention, Madame. Si votre père apprend ça...
— Encore un mot sur ce qui vient de se passer, et je vous fais virer. Dois-je vous rappeler que c'est vous qui n'avez pas répondu au téléphone ?
Il pâlit.
— Excusez-moi, Madame Demir. Suivez-moi, je vais vous raccompagner.
Je le suis en silence. Arrivés à la voiture, il m'ouvre la portière. Je m'installe, le regard figé. Le retour paraît encore plus long que l'aller.
À la maison, je passe les femmes de ménage sans un mot. Des invités quittent la salle de réception : j'avais oublié la réunion de mon père. J'entame les escaliers quand je le vois, lui.
Mon père.
Et à ses côtés... l'homme de tout à l'heure. Celui qui m'a aidée sur la route. Il me reconnaît, ses yeux s'écarquillent. Et moi, je suis figée.
Mon père sourit.
— Ah, Sheyla, enfin de retour.
Je sens que je vais m'évanouir.
— Je te présente Andreï Ivanov. Le chef de la mafia russe.
Puis, se tournant vers lui :
— Et voici ma fille, Sheyla.
Mon sang se glace.
Et merde.
À suivre...

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PIERCE THE VEIL
ActionSheyla, 18 ans, a grandi dans l'ombre, captive d'un univers de silence et de souffrance. Fille unique d'un père tyrannique, chef implacable de la mafia turque, elle a été élevée dans le secret, maintenue à l'écart du monde, privée d'affection, dress...