Chapitre 11

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Je n'ai pas peur d'aimer. Ce qui m'effraie, c'est que quelqu'un me laisse croire qu'il m'aime.




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Qu'est-ce que ça fait de ressentir ? Pas juste prétendre, mais vivre pleinement chaque émotion, être spontané, naturellement expressif, sans calculer, sans prévoir ? Comment est-ce de vivre avec ses sens en éveil ?

Je me suis souvent demandé ce que ça fait de ressentir sans forcer. Mais jusqu'à aujourd'hui, je ne sais toujours pas. Parce que moi, je ne ressens rien. Ou du moins, je ressens différemment. Je n'ai jamais eu peur, jamais été en colère, jamais souffert, jamais aimé. Ou peut-être que c'était si infime que ces émotions ont été englouties par le vide en moi.

Je ne ressens rien du tout.

C'est paradoxal, mais c'est comme si j'avais un trou noir à la place du cœur, un gouffre qui m'empêche d'accéder à la profondeur des émotions.

Je me suis toujours senti à part, différent, comme perdu dans l'immensité de l'univers. À la dérive dans une étendue infinie qui n'est rien. Si loin enfoui que je disparais, me fondant dans le néant. Ce néant qui me constitue et me définit. Je ne suis rien d'autre qu'un grain de poussière, incapable de ressentir ne serait-ce qu'un infime sentiment. Ou alors, je suis tellement vaste que les émotions humaines ne peuvent plus m'atteindre, tellement grand que ces émotions ne sont plus à ma portée.

Alors, je surcompense. Je surjoue, je surréagis, je survis, et personne ne le voit. Je suis au bord de l'effondrement. Le moindre plissement de lèvres, le moindre haussement de sourcils à chaque fois que je parle ; je risque l'explosion intérieure. Le petit jeton que j'ai coincé dans ce trou noir pour empêcher le faux de tout engloutir menace à chaque instant d'être aspiré. Chaque mensonge me ramène un peu plus à la réalité. Chaque fois que je souris, je me rapproche un peu plus du néant. Mais ce qui a accéléré ma chute, ce sont ces yeux... ces yeux qui ne se posaient jamais sur moi. Je les voyais voyager partout, sans jamais faire escale sur moi. Tout le monde me voyait agoniser, mais pas eux. Tout le monde se réjouissait de ma perdition, mais eux ne m'avaient même pas remarqué. Je n'étais qu'un élève parmi tant d'autres, dont on ne se souvient ni du visage ni du nom à la fin de l'année. Pour lui, je n'étais pas l'astre central, je ne faisais même pas partie de son système solaire. J'étais à la périphérie de sa conscience. Il savait que j'étais là, sans connaître mon nom ou mon visage, juste un chiffre dans le nombre. Vingt-cinq élèves, moins lui, vingt-quatre. Pour lui, j'étais un parmi vingt-quatre.

À ses yeux, je n'avais rien de spécial. Et puisque c'était ainsi, j'avais l'impression que tous ces titres, toutes ces étiquettes, ne me servaient plus à rien.

Ça m'avait fait frissonner.

Moi, l'imperturbable, j'avais senti mes poils s'hérisser. Pour la première fois de ma vie, je m'étais senti vivant.

J'en voulais plus.

Je voulais que ses yeux soient posés sur moi, uniquement sur moi. Je voulais qu'ils ne me quittent plus, ces yeux, les seuls qui parvenaient à me faire ressentir quelque chose.

Un matin d'automne, j'avais tout prévu. J'avais remarqué cette habitude qu'il avait d'arriver pile à l'heure. Je l'avais percé à jour. Ce n'était pas tant l'heure à laquelle il démarrait, mais sa façon de se déplacer, d'une lenteur mesurée qui rendait sa cadence parfaite. Sa démarche, loin d'être modérée, était empreinte d'une assurance presque arrogante. Il avançait toujours la tête haute, les épaules redressées, rempli d'une fierté qui le rendait presque invincible. Je trouvais cela profondément charmant. Les autres le détestaient pour ça.

Aᴋʀᴀsɪᴀ ᴴʸᵘᶰᶜʰᵃᶰOù les histoires vivent. Découvrez maintenant