Chapitre 10 : Est-ce bien prudent ?

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Chapitre 10 : Est-ce bien prudent ?

Château de St-Germain en Laye, février 1670

- Elles sont magnifiques ! s'ecria Marie-Elsa en caressant le tissu blanc étalé sur mon lit.

Aliénor était assise sur le rebord de la fenêtre se mirant dans un petit miroir, essayant diverses coiffures.

Ce soir même le roi donnait une grande fête pour le carnaval, ici à St-Germain, lieu de sa naissance que je découvrais pour la première fois. Ce vieux château ne manquait pas de charme mais en ces nuits froides de février, dormir sans cheminée était une torture. Hélas ! Toutes les chambres n'avaient pas le luxe d'une cheminée. Et après, le monde disait que je plaisais au roi. Si je lui plaisais tant que cela, il aurait eu l'obligeance de me loger plus décemment. Enfin, je ne vais point me plaindre surtout qu'aujourd'hui est le jour de toutes les folies. Au carnaval tout est permis !

Les trois robes que nous avions commandées avaient été livrées ce matin de Paris. Nous les avions fait faire chez la couturière de la Montespan. Tout ce qui touche de près ou de loin à la favorite est à la mode. Elle incarne à elle seule le style de toute une cour. Pour moi, qui ne me suis jamais préoccupée de parure, avoir le choix entre tant et tant de tissus et de costumes me tourna à la tête. J'avais toujours adoré me déguiser ! Etant petite, nous jouions souvent à imiter des animaux avec Elsa et Adrien. Nous nous déguisions d'un rien, des feuilles, des branches de bois. Tout était bon pourvu que l'on s'amusât avec !

Nous avions décidé d'incarner les déesses de l'Olympe. Elsa serait Artémis, déesse de la chasse et de la forêt. Son tempérament colérique et impétueux convenait bien à cette divinité malgré le fait qu'elle haïsse la chasse autant que moi. Son costume était fait d'une longue tunique blanche à l'antique brodée aux extrémités des manches de fils d'or. La ceinture était elle aussi entièrement rebrodée de fils d'or ainsi que le bas de la jupe et le décolleté. Elle avait une pochette en cuir accrochée à sa ceinture pleine de flèches en bois et tenait un arc peint de motifs dorés également.

Pour ma part, j'incarnerais Athéna, déesse de la raison et de l'intelligence mais aussi de la guerre. Je doute que cela me convienne car en ce moment je suis rarement ce que ma raison me dicte de faire. Mais la guerre me convient certainement ; je me sentais l'âme d'une guerrière ! Enfin c'est le carnaval après tout et je serai ce que je voudrai! Ma tenue était en tout point identique à celle d'Elsa à l'exception des broderies qui étaient de fil d'argent. Je portais un casque orné de plumes rouges et un grand pendentif doré en forme de hibou, symbole de la sagesse, autour du cou. Etrange objet en vérité ! Je l'avais spécialement commandé chez un orfèvre qui avait trouvé cela fort incongru et je ne lui donne pas tort !

Aliénor de Castille, la jeune espagnole au service de la reine, que nous avions rencontrée lors de la promenade à Fontainebleau et avec qui nous nous étions liées d'une sincère amitié allait incarner Aphrodite, déesse de l'amour et de la beauté. Sa robe ressemblait aux nôtres mais était brodée de fleurs roses au bas de la jupe. Sa ceinture était elle aussi faite de fleurs et elle porterait une couronne de fleurs sur la tête. Nous porterions évidemment toutes trois des loups de Venise s'accordant à merveille à nos tenues.

Aliénor était une jeune fille très belle avec ses cheveux noirs et son teint doré qui contrastaient avec le tissu immaculé blanc qu'elle portait. Elle nous avait raconté qu'elle avait accompagné la reine lors de son mariage avec Louis XIV en 1660, elle avait alors à peine quatre ans. Son père avait eu souci de la faire disparaître... En effet, elle était le fruit de ses amours avec une des femmes de chambre de sa femme. Sa mère étant morte en la mettant au monde son père n'avait pas eu le cœur de l'abandonner. Il savait cependant qu'en la gardant auprès de ses enfants légitimes, il déclencherait les foudres de sa femme. C'est pourquoi, Philipe III d'Espagne dont il était un des proches conseillers, lui proposa d'envoyer sa fille en France avec sa propre fille. C'est ainsi qu'Aliénor se retrouva en France où personne à part la reine et ses dames espagnoles ne connaissait le secret de sa naissance. Elle ne l'avait elle-même appris que le jour de ses 13 ans, quand la reine l'avait jugée assez grande pour savoir. Elle restait aux yeux de tous, la fille d'un grand d'Espagne. D'ailleurs « de Castille » était un nom inventé, un nom bien espagnol et bien prestigieux. Elle ignorait à ce jour le véritable nom de son père et n'avait jamais osé interroger la reine à ce sujet. Elle disait que la reine s'était engagée à la doter lors de son mariage et c'était tout ce qui comptait. Il lui arrivait parfois de regarder en arrière, mais elle savait que personne ne l'attendait en Espagne et elle se tournait vers l'avenir.

La fête s'étalait dans tout le château, à l'intérieur comme à l'extérieur, les musiciens et les flambeaux étaient partout. Des petits pavillons où l'on servait des douceurs et des rafraîchissements avaient été installés un peu partout. Il suffisait de laisser opérer la magie de la nuit et la folie du carnaval !

Des masques partout ! La cour était méconnaissable. Nous nous laissâmes vite prendre au grand jeu de la soirée : deviner sous quel costume se cachait le roi. Il se disait qu'il aimait à se déguiser en personnages modestes, en paysan ou palefrenier pour étonner tout le monde. Et on s'en étonnait à chaque fois. Mais moi c'était une autre personne que secrètement j'espérais voir.

Après plusieurs danses avec deux masques dont je devinais que derrière l'un se cachait Lorraine, un peu soûl. Il avait d'ailleurs tenté de me conter fleurette mais je m'étais vite éclipsée.

Et je le vis. Celui que j'attendais.

- Zéphyrine...

- Oui?

Je fus si surprise qu'il osa me parler en public que j'en perdis la mesure et lui marchai sur le pied.

- Est-ce bien prudent de m'entretenir en public ? murmurai-je à son oreille, en l'effleurant plus que nécessaire.

Ses mains se posèrent sur ma taille. Je crus défaillir. Comment expliquer ce feu qui s'empare de moi chaque fois qu'il me touche ?

- Je vous croyais prudent monsieur ..., dis-je en souriant.

- Je faillis à ma réputation ! plaisanta-t-il

- Que Nenni ! La prudence est pour les niais.

- L'audace pour les fous.

- Je suis folle dans ce cas ! déclarai-je alors que nos doigts se touchaient.

La musique cessa. Je m'inclinai et partis. Il me retint par la main. Je me retournai et lui souris une dernière fois avant de disparaître dans la foule qui encombrait le salon. Je portai ma main à mon cœur. Comme j'avais gardé une trace invisible de sa main. Tant d'émotions en une seule étreinte, un effleurement, un toucher.

- Voulez-vous m'accompagner dans les jardins ? demanda-t-il apparaissant comme par magie devant moi.

- Je vous accompagnerais jusqu'au bout du monde.

Le voyage est long jusqu'au bout du monde. Dans quelle histoire me suis-je fourrée ? Je redoute sa présence autant que son absence.

Suis-je folle d'aimer ainsi ? Pourquoi ne puis-je me défaire de ce sentiment qui me tiraille ?


L'échiquier de VersaillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant