Le déménagement

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J'avais sept ans quand notre famille a déménagé de Paris en province, dans une petite ville de l'Ouest d'environ quarante mille habitants.

Si je vous raconte cette histoire, aussi précisément que me le permettent mes souvenirs de l'époque, ce n'est pas pour demander une quelconque aide, ni même pour recueillir des témoignages venus confirmer mes expériences. Je sais sur quel genre de site je poste, et je sais aussi que ce récit peut tout simplement s'avérer intéressant, voire distrayant, pour certains d'entre vous. Mais surtout, j'ai avant tout un besoin terrible de partager cette petite tranche de vie, autour de laquelle s'articule nombre de mes questionnements personnels.

C'était en juillet 2003. Par un heureux hasard, j'avais emménagé - avec ma mère (mon père nous avait précédé de quelques semaines) - le quatorzième jour du mois. Ignorant tout de la fête nationale, j'avais simplement cru, avec mon regard d'enfant, que les feux d'artifices avaient été envoyés en notre honneur, pour fêter notre arrivée.

Nous quittions un minuscule appartement pour une maison relativement vaste, du moins qui me semblait vaste à l'époque. Comparée à notre ancienne demeure, nous avions de nombreuses chambres, un grand salon, un étage, un jardin, et même une salle de jeu. La maison était louée, bien entendu, pour un loyer presque équivalent à celui de notre appartement parisien. Mes parents étaient ravis... Moi, beaucoup moins.

J'étais d'abord assez perturbé d'avoir perdu en quelques jours l'ensemble de mes repères, tous ces décors familiers dans lesquels j'évoluais depuis ma naissance, et puis, surtout, tous mes amis. Ensuite, la maison elle-même était inquiétante. Je n'étais pas habitué à me mouvoir dans des décors aussi grands. Le style architectural était très banal, daté des années cinquante, mais une foule de détails créaient en moi un malaise. D'abord, un trou dans le carrelage de l'entrée, assez vaste pour laisser passer un gros chat, descendait directement dans la cave. Sûrement le fruit de travaux non-aboutis. Le jardin était décrépi, bétonné. Un simple carré de pelouse servait de piédestal à un gros arbre mort. La salle de jeu, immense et vide, où s'entassaient le long de grandes étagères les cartons du déménagement, cachés par des rideaux, était située au sous sol, à côté de la cave. Cette dernière avait quelque chose de terriblement inquiétant : un monticule de parpaings cubiques qui ressemblaient, dans mon d'esprit d'alors, à un sarcophage. Je n'ai d'ailleurs jamais osé y mettre les pieds pour vérifier mes suspicions. Un vieil escalier grinçant montait à l'étage, jusqu'à un étroit couloir sombre au fond duquel on pouvait apercevoir le miroir de la salle de bain, dont la porte ne se fermait pas.

Par la porte entrebâillée de ma chambre, le soir, je voyais cet escalier descendre dans l'obscurité. Ma chambre, justement, était peut-être la pièce qui me dérangeait le plus. Une rangée de placards blancs aux moulures baroques remplissait l'un des murs. Tous s'ouvraient dans le sens de mon lit, et aucun ne se fermait correctement. Ainsi je voyais, depuis mon lit, tous ces placards ouverts comme d'énormes bouches. Et Dieu sait les cauchemars qui hantent les placards des chambres d'enfant.

Ce malaise devait avoir un impact très intense sur moi, car je me suis rapidement mis à faire des rêves, ou plutôt des non-rêves, qui empoisonnaient mes nuits. Dès que je fermais les yeux, le jour ou la nuit, j'avais la vision d'un puits, immense et noir, dans lequel je tombais, infiniment. Je vous laisse imaginer la sensation de ne pouvoir fermer les yeux sous peine d'un vertige insupportable. Je tombais, tombais dans le néant, et tous rêves, toutes pensées s'éclipsaient. Je me suis mis à redouter le sommeil. Le soir, dans mon lit, j'avais le choix entre garder les yeux ouverts et m'imaginer des monstres horribles sortant de mes placards ou grimpant les escaliers, ou de les fermer pour me perdre dans une terreur absolue et indéfinissable.

Mais ce n'est que quelques mois après notre arrivée que les choses ont véritablement dérapé.

Je vous ai déjà superficiellement décrit la salle de jeu. Il s'agissait sans doute de la pièce la plus grande et la plus haute de la maison. Du haut de ma taille d'enfant de sept ans, j'avais l'impression, à chaque fois que j'y entrais, de pénétrer dans le hall d'un château. Les murs étaient peints d'un beige crasseux, qui donnait à l'ensemble un ton à la fois clair et vieillot. De larges lucarnes répandaient la lumière venue du jardin depuis le sommet des murs. La maison étant orientée vers le sud, la pièce était, malgré sa situation à demi-souterraine, très bien éclairée pendant la journée. Il n'y avait aucun meuble, mis à part des étagères en bois qui recouvraient toute la longueur d'un mur, et qui étaient généralement dissimulées derrière des rideaux blanc cassé. Le détail le plus important était la porte : un simple panneau glissant en bois et en papier. Son style japonisant tranchait avec le reste de la déco.

Don't Read at Night | Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant