Les dernières serviettes

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La première fois que j'ai entendu cette histoire, je travaillais à la cantine de ma fac. C'est un autre étudiant qui me l'a raconté.

Le proviseur d'une cité scolaire voulait acheter de nouvelles serviettes pour sa cantine. Il se trouvait que son fournisseur habituel avait augmenté ses prix. Peu enclin à investir plus dans de simples serviettes en papier de qualité franchement moyenne, il entreprit de chercher ailleurs. Il trouva une entreprise qui livrait des serviettes en tissu pour un prix très correct. Il les contacta et un représentant vint à sa rencontre pour lui présenter le produit. Celui-ci était plus épais, plus grand et plus facile à attacher autour du cou. Satisfait, le directeur signa un contrat et se fit livrer toutes les semaines. Les élèves et les professeurs mangeaient désormais avec ces nouvelles serviettes en tissu.

Tout se passa bien jusqu'à ce qu'un enseignant se plaigne d'une drôle d'odeur émanant de sa serviette. Cette odeur n'était pas vraiment désagréable, mais elle était là. Le directeur songea tout d'abord à appeler l'entreprise, mais il se ravisa. Il n'allait pas faire toute une histoire pour une seule serviette qui sent bizarre. Peu de temps après, des élèves et des enseignants se retrouvèrent eux aussi avec des serviettes dégageant une mauvaise senteur. Le directeur lui-même n'osait plus s'essuyer la bouche avec. Celle-ci laissait échapper une odeur, pas très forte, mais étrange et persistante. Les semaines s'égrenèrent et tout le monde continuait à les utiliser. Cependant, plus personne ne les attachait. On préférait les poser sur les genoux ou les laisser bien en évidence sur le plateau. Le directeur tenta de joindre l'entreprise, mais personne ne décrochait. Perplexe, il essaya d'en savoir plus avec le conducteur du camion qui le livrait par cartons entiers. Mais l'homme n'était qu'un sous-traitant et ne connaissait pas grand-chose de l'entreprise où il s'approvisionnait. Le directeur inspecta l'intérieur du poids lourd et jugea que les conditions de transport respectaient toutes les normes sanitaires. Le problème semblait donc venir uniquement de cette firme mystérieuse et muette. Il continua néanmoins à se faire livrer car il se disait que le relent était un problème mineur et que cela n'empêchait ni lui ni les autres de se restaurer avec appétit.

Plusieurs semaines s'écoulèrent encore.

Petit à petit, cette odeur, qu'auparavant on pouvait encore ignorer, se fit de plus en plus présente et finit par devenir un remugle écœurant. Il y eut plusieurs cas de nausée et certaines personnes vomirent. Dans ces conditions, une fronde des enseignants et des parents d'élèves se forma contre le chef d'établissement qui essayait d'ignorer le problème. En fait, ce dernier mangeait seul depuis plusieurs jours, pour que l'on ne remarque pas qu'il utilisait d'autres serviettes que celles qu'il distribuait à tout le monde. Sous pression, il renouvela ses appels mais personne ne daignait décrocher au siège de l'entreprise. Parallèlement, le restaurant scolaire commençait à se vider. Les parents refusaient d'envoyer leurs enfants dans une cantine dégoûtante. En effet, des taches très suspectes étaient apparues sur les serviettes. Elles étaient tantôt brunes, tantôt pourpres, mais toujours séchées, comme si on avait essayé de les faire disparaître un minimum. Au bout d'un moment, elles se trouvèrent carrément usées, comme si elles avaient déjà servi. Certaines étaient même trouées. C'en était trop.

Alertée par les grèves des professeurs et l'absentéisme ouvertement encouragé par les parents, la mairie demanda une enquête. La police se rendit chez l'entreprise. Celle-ci n'avait pas laissé d'adresse au directeur, mais son numéro était dans l'annuaire.

Les policiers se rendirent dans un lieu isolé regroupant deux à trois bâtiments. Il s'agissait d'une simple boutique avec deux hangars par derrière, où le camion venait prendre les cartons de ses clients. Il y avait aussi un immense terrain herbeux couvert ça et là de tas de terre. Il n'y avait aucune trace des employés, qui étaient visiblement partis à la hâte en emportant presque tout avec eux. À la cave, il restait seulement une grande table et une paire de ciseaux. L'enquête fut bouclée en une journée et l'évènement apparut dans les journaux comme une affaire peu importante et non résolue.

En réalité, l'affaire fut bien élucidée, mais on préféra l'étouffer pour ne pas provoquer de scandale. L'enseigne de la boutique n'indiquait pas clairement de quel genre d'entreprise il pouvait s'agir. Si les dirigeants ne furent jamais retrouvés, la police mit tout de même la main sur leurs archives qui comptaient un certain nombre de rapports de conseil d'administration et plusieurs bilans financiers. Dans ces bilans transparaissait une situation alarmante, avec une baisse importante du chiffre d'affaires. La vente de leurs produits chutait. Le produit qui connaissait la plus faible demande était le drap, qu'ils possédaient en quantités énormes. Le conseil d'administration aurait alors pris la décision de se lancer dans une autre activité en attendant que la situation s'améliore. Ils auraient découpé chaque drap en plusieurs carrés afin de confectionner des serviettes qu'ils revendraient par centaines aux cantines scolaires.

Tout cela n'avait à première vue rien de franchement anormal. Sauf que ces draps se trouvaient être des linceuls et que cette entreprise était une entreprise de pompes funèbres. Cette solution leur permit de tenir un temps.

Mais la vente des autres produits, couronnes, cercueils, chrysanthèmes, ne décollait pas. En plus de ça, le stock de linceuls diminuait et la situation commençait à devenir dramatique. C'est alors que le conseil d'administration prit pour l'entreprise une décision peu déontologique. Vendre tous les linceuls restant à disposition pour maximiser les bénéfices et filer à l'anglaise une fois l'ensemble écoulé. Sauf que « tous les linceuls restant à disposition », cela signifiait vraiment tous les linceuls. Une fois que le stock des hangars eut complètement fondu, les employés s'en procurèrent là où ils en restait encore, c'est-à-dire six pieds sous terre. Ils commencèrent par exhumer leurs clients les plus récents, leur chapardèrent leurs suaires et en firent plusieurs centaines de serviettes. Comme ils ne pouvaient compter que sur des morts frais, dont le linge mortuaire n'était pas trop abîmé, ils furent obligés de profaner d'autres cimetières. À la fin de chaque prélèvement, ils replaçaient grossièrement les cadavres dans les trous qu'ils rebouchaient à la va-vite. On retrouva plusieurs de ces tombes profanées sur l'espace vert derrière les hangars qui, en fait, s'avéra être un cimetière. Toutes les croix, les pierres tombales et autres fioritures de marbre avaient été emportées par les croques morts. Au bout d'un certain temps, ils furent contraints de s'approvisionner avec des linceuls plus vétustes.

Les enquêteurs n'ont aucune idée de l'endroit où ils se cachent, car leurs archives ne mentionnent aucune destination de fuite.

Don't Read at Night | Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant