Martin

108 19 15
                                    


- Une chanson ?

Martin hausse les épaules: 

- « Retrouver ma musique » : tu vois une autre façon de l'interpréter ?

Paolo s'effondre sur une chaise.

Il faut bien le reconnaitre, en tant que manager, la gamine lui rend un fier service.

Ce n'est un secret pour personne. Dans le microcosme parisien les ragots vont bon train.

« Quitté par sa femme, Martin Chevalier retourne à ses vieux démons. »

« Abandonné par sa Princesse, le Chevalier s'effondre. »

« Drogue, alcool : Martin Chevalier, débauche ! »

Ces mauvais jeux de mots de la presse à scandale, Paolo les a croisé en venant. En 4 par 4, ils s'affichent sur les bus, les kiosques ou les panneaux publicitaires des métros.

Inutile de tergiverser, cette fille arrive à point nommé.

Mais, d'elle, il ne sait rien.

Du moins, il ne sait que ce qu'elle a bien voulu dire à Martin.

Parler de cette gosse, c'est comme parler d'un spectre. Sa présence flotte partout et pourtant, personne ne la voie nulle part.

En réalité, l'Ophélie de Martin lui donne la chair de poule. Pas qu'il croit aux fantômes ! Non, il a passé l'âge...

Mais, quand même ! On ne relève pas un homme en une semaine.

On ne débarque pas dans la vie d'un parfait inconnu, la bouche en cœur et les jambes en « V » pour tout redresser sans y avoir un intérêt.

Et puis, pourquoi tout ce mystère autour de son passé, autour  de son présent ?

Qui refuse de parler de lui-même à plus forte raison quand on lui en donne l'occasion ?

Personne n'est aussi secret s'il n'a rien à cacher, pas vrai ?

L'abnégation à ses limites et les limites ont tendance à être vite franchies. Sur le sujet, il en connait un rayon.  Et  ce rayon  là,  ne  fait  pas dans la  dentelle !

Alors, certes ! Tout indique pour le moment qu'elle est bénéfique à son poulain. Mais, Paolo ne peut s'empêcher de douter de sa sincérité. En ce bas monde, rien n'est gratuit. Les louves ont les dents longues. D'ailleurs, dans la version italienne, le Chaperon Rouge finit par triompher de la bête.

Non. Ne jamais se fier à l'apparente candeur de l'innocence.

L'innocence, ça n'existe pas. Ça n'existe plus ....

Martin tapote de ses longs doigts le revers en cuir du canapé rouge.

Il se lève brusquement. Il fouille un instant au milieu des Verlaine écornés, des Hemingway jaunis.

Paolo  le  regarde faire sans  broncher.

Martin extrait quelques feuillets griffonnés.

Il les tend à Paolo.

Paolo en parcourt un.

Puis, deux.

Puis, trois.

Il n'essaie même pas de contenir son sourire.

Il passe en revue l'ensemble des compositions. Il trébuche de temps à autre sur les hiéroglyphes en pattes de mouche. Cette écriture précise, incisive qui fait la qualité de Chevalier.

"Cazzo*!" Il tient enfin le sésame qui ouvrira le cœur du public.

- Tu as la musique qui va avec ? murmure-t-il, la gorge serrée par l'excitation.

L'impassible Martin, l'indécrottable taciturne se contente d'appuyer sur l'un des boutons de son synthétiseur.

Les notes s'élèvent.

Par delà la simple esquisse mélodique, le manager entrevoit déjà le chef-d'œuvre commercial.

Fébrile, il compose un numéro sur son cellulaire.

Que fait-il ?

Il réserve le studio, bien sûr !

- HORS DE QUESTION ! gronde le chanteur.

- Comment ça, HORS-DE-QUESTION ?

Ne comprend-t-il pas ? Ce genre de textes, c'est sur le moment qu'il faut l'enregistrer. Parce qu'il le connait trop bien, Martin ! Demain, ou après demain, dans peu de temps quoi qu'il en soit, le chanteur aura perdu son aura. Il aura perdu cette inspiration qui le tient par les tripes ! Il aura perdu le ton juste et épuré, les mots vrais, ceux qui parlent au public ! Tout ça peut disparaitre dans la seconde de la désillusion.

Chevalier lui arrache son trésor des mains:

       -  Rien  à  foutre !

A le voir ainsi, arpenter de long en large la pièce, les cheveux en bataille et le l'œil exorbité, Paolo a l'impression d'avoir à faire à un fou.

Oui. C'est certain!  Ophélie est un danger.

Si elle a su ressusciter le génie, elle a aussi su le capturer.

Elle tient la bouteille. Il est à sa merci.

Il ne s'en rend probablement pas compte : pourtant c'est inscrit en lettre capitale dans son prénom. Penchée sur le parapet, Ophélie va sombrer ...

..............................................

* Cazzo ! =>Ma che cazzo fa?" De manière assez paradoxale, en Italie, le très populaire (et vulgaire) juron "cazzo!" signifie à la fois "penis", "bite" et "merde". Il vient du mot 'ca(pe)zzo', lui meme du latin 'capitium' qui signifie... "petite tête" ou du grec ancien 'ακάτιον' "mât". Eh bien, vous pouvez utiliser "cazzo!" chaque fois que vous le voulez: soit pour exprimer votre frustration "Salga a bordo, cazzo" ("Montez à bord, pour l'amour du ciel !"), votre surprise ou colère, ou comme amplificateur, remplaçant souvent "cosa" ou "che", comme par exemple "Che cazzo vuoi?" ("Qu'est-ce que vous voulez à la fin?"). Capito ?

OPHELIEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant