Après deux jours à scruter les écrans, inquisiteur de la moindre défaillance, Alech rentra chez lui. L'ESA louait à son attention une maison légèrement à l'extérieur de Kourou, une petite villa sobre qui suffisait à ses besoins.
La route ne dura que quelques minutes. Une courte allée tracée au milieu de la jungle permettait d'accéder à son chez-lui. Dès l'entrée, le visiteur remarquait le dépouillement des lieux. Chaque pièce meublée au minimum offrait son lot de cartons fermés et de table au scotch apparent, de chaises mal libérées de leur empaquetage.
Alech ouvrit la baie vitrée de son salon en raison de la chaleur encore supportable en matinée : il entendait renouveler l'air avant d'aller se coucher. Son esprit tournait au ralenti après deux jours à pleine cadence. Pourtant, les diagrammes continuaient à hanter ses paupières closes, les calculs à monopoliser le peu de temps de cerveau disponible. Son téléphone restait dans sa main, les indicateurs de la navette affichés sur l'écran du smartphone. Il se tenait prêt à répondre en cas de sollicitation.
Difficile de décrocher. Après tant de travail et d'investissement dans la préparation du projet, Lewandoski ne voulait rien rater. Sa soif de contrôle sur la mission se révélait sans limites, au point que Pietro devait régulièrement calmer ses ardeurs. Son fidèle adjoint venait littéralement de le renvoyer de son bureau, au point de susciter une colère vite retombée. Une sourde frustration s'y substituait.
Dormir. Et s'il se passait quelque chose ? Sur quoi pourrait-il influer de toute façon ? Et comment ? Son rôle passif le laissait démuni. Mais il devait servir d'abord de catalyseur, orienter les énergies dans la meilleure direction, s'assurer que la mission ne déraperait pas. Voilà pourquoi un sevrage du centre de contrôle était nécessaire : son obsession ne devait pas nuire à la bonne marche de l'équipe.
Une petite brise tiède l'effleura tandis qu'il se versait un thé. La maison sonnait creuse, la lumière extérieure y prenait toute la place sans offrir le moindre recoin à l'ombre. L'absence de meubles y jouait beaucoup, mais son exposition et ses multiples fenêtres en étaient les principaux responsables. Cette luminosité l'avait séduit à son arrivée. À présent, il voyait la blancheur agressive comme une désincarnation. Ou le reflet de sa vie personnelle désertique.
Ses parents décédés à son adolescence, sa grand-mère l'avait accompagné jusqu'à sa majorité avant de partir à son tour. Depuis, il se consacrait à sa carrière. Ses études furent couronnées de succès et la vie à l'école d'ingénieur l'avait préservé des tumultes de l'extérieur. L'esprit de corps et de camaraderie continuait à évoquer en lui de bons souvenirs. Mais rien de plus. Skype et les réseaux le gardaient en lien avec ses amis.
Depuis son entrée à l'ESA, il se consacrait essentiellement aux projets. Imbriquer les idées, fédérer les personnes, construire une ligne directrice, voilà la partie intéressante. Rassurante, même. Son envie d'élaborer, son sens de la hiérarchie et ses capacités en management en avaient fait le favori en vue de diriger la mission martienne. Si à l'aise, il ne parvenait plus à faire la part des choses entre son travail et le reste de sa vie trop vide.
Les murs nus l'effrayèrent. Porté par une motivation nouvelle, Alech fouilla ses affaires à la recherche d'un carton à dessin où il entreposait ses posters afin de les préserver. Une furieuse envie de changer son quotidien le tenailla. Le dos vert et noir parcouru par deux élastiques de la pochette attira son regard et il se lança aussitôt dans une entreprise de décoration.
Les heures filèrent. Après avoir tenté un semblant d'aménagement, Lewandoski s'endormit sur son lit, l'esprit libre. Malgré la chaleur, le sommeil ne le quitta pas jusqu'au soir. Son travail s'invita alors à son domicile.
Quelqu'un frappa. Sonna. Frappa encore. Vaseux, Alech eut du mal à s'extraire de sa chambre et il déambula, hagard, jusqu'à la porte.
Deux hommes en uniforme militaire attendaient. Le premier, un jeune garçon énergique, disparut aussi tôt. Restait un grand officier au crâne chauve et à la moustache poivre et sel, approchant de la soixantaine, les yeux soulignés par des cernes marqués. Son uniforme blanc rutilait dans la lumière du soir sans arborer de traces de transpiration. Sa poche de poitrine révélait un blason frappé du cercle d'étoiles européen avec, en son centre, une rose des vents traversée d'une épée.
— Monsieur Lewandoski ? interrogea l'officier avec une pointe d'accent.
Alech approuva d'un signe de tête et se demanda s'il ne rêvait pas. Des militaires côtoyaient le programme spatial civil. Toutefois, cet homme ne lui rappelait personne.
« Je suis le général McGowan, nouveau représentant de l'Eurocorps à Kourou. Puis-je entrer ? »
L'Eurocorps était l'armée unifiée de l'Europe, un pas de plus réalisé depuis quelques mois dans la construction de l'Union européenne. Si le site de Kourou dépendait toujours de la France, il intégrait de plus en plus d'éléments européens, y compris à travers l'ESA.
— Oui, bien sûr.
La haute silhouette entra, le général dut légèrement se pencher pour passer l'encadrement de la porte. À cette occasion, Alech put observer son fourreau d'épaule droite, à fond bleu, où trois étoiles en triangle étaient surplombées par des ailes croisées.
Ils rejoignirent le salon. Lewandoski poussa un carton abandonné plus tôt afin de libérer une chaise à son invité. Mais l'officier supérieur resta debout.
— Que puis-je pour vous, général ?
Le haut gradé scrutait la pièce avec curiosité. Il s'attendait sans doute à trouver des meubles positionnés et non un enchevêtrement en cours d'élaboration.
— Je voulais me présenter et vous assurer de mon soutien. Je travaillerai avec vous et les commissaires européens afin de faire le lien avec les vingt-six.
Vingt-six chefs de gouvernement formaient le Conseil européen, pouvoir exécutif de l'Union. Il n'était pas toujours évident de dégager un consensus au sein de cette agrégation de pays et de gouvernants aux aspirations variées, même si l'ESA avait un statut spécial, porté par l'Allemagne et la France. Maintenant que la mission martienne occupait le devant de la scène médiatique, il sentait le poids de la politique s'intensifier chaque jour. Le général en représentait un nouvel avatar.
— Je vous remercie de cette attention. Je ne pensais pas devoir rendre compte directement.
— Le Conseil s'intéresse tout particulièrement à vos travaux et à l'avancée de la mission. Étant donné la tension internationale entre les nations porteuses des différents projets, il convient que vous puissiez échanger avec nos dirigeants si la nécessité s'en fait sentir.
— Très bien. J'espère seulement que cette période de trouble s'apaisera. C'est une mission scientifique que nous menons, pas les prémices d'un affrontement d'ampleur.
— Malheureusement, l'ère moderne a souvent lié science et guerre. Regardez notre bond en avant après la Deuxième Guerre mondiale, malgré les morts, malgré les atrocités. En bon militaire, je n'aime que les équations simples, sans inconnues. Or il y a beaucoup trop de points d'interrogation autour de ce voyage.
— Les inconnues viennent d'ici, général. Pas des navettes, là-haut. Pas des astronautes qui mettent leur vie en danger pour accomplir cet exploit.
— Là-haut, ici... vous ne parlez pas de deux mondes différents, mais de deux ensembles qui vont se percuter à grande vitesse. Espérons que cela ne créera aucun tsunami.
Après l'échange de quelques banalités sur le climat guyanais, le général prit congé. Aussi tôt, Alech partit se préparer et reprit sa voiture, direction Kourou. Si les militaires et les politiques se mêlaient de la course, il pouvait déjà pressentir les terribles conséquences sur les missions scientifiques à destination de Mars.
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Code Rouge
Научная фантастикаLes grandes puissances sont lancées dans une course pour la conquête de Mars. La fusée européenne Ariane 6 vient de partir et ambitionne d'arriver la première sur la planète rouge. Mais les tensions internationales sont à leur comble. La conquête de...