La salle de visioconférence Météore était simplement aménagée : une longue table équipée de micros pouvait accueillir quatre conférenciers. Un écran large, surmonté d'un vidéoprojecteur, lui faisait face. De fins poteaux, fixés aux murs blancs, portaient les haut-parleurs.
Une femme occupait le siège du milieu. La petite blonde menue errait dans les couloirs du centre spatial de Kourou depuis quinze jours, attendant ce moment. Maelys Boulanger, la femme de, celle que tous regardaient comme la copie féminine de son mari et non comme une personne à part entière, guettait la connexion.
Le lien virtuel allait lui permettre de revoir son époux pour la première fois depuis presque huit mois. Lui parler. Voilà ce qu'elle espérait, sans ignorer les consignes du général McGowan qui obligeaient Alech à se tenir en retrait, hors champ des caméras, afin d'écouter, d'enregistrer. Question de sécurité, avait-on affirmé. Mais le Polonais était de loin le plus gêné par cette disposition.
L'écran s'illumina d'un fond bleu frappé « NO SIGNAL ». Voile noir. La rupture fut totale quand apparut l'intérieur de la base chinoise, paysage blanc cassé, clinique. Au milieu de ce décor immaculé, le commandant Boulanger attendait lui aussi, fraîchement sorti de l'enfermement.
La vision commune de l'autre étouffa toute parole. À l'arrière, Lewandoski se taisait et se tassait afin de se faire le plus petit possible. L'instant se brisa lors d'un échange avorté de sourires complices : Maelys resta froide.
— Tu es en vie, fit-elle, la voix légèrement marquée par l'émotion.
— Te revoir est le plus beau cadeau que la vie m'ait fait.
Contrairement à sa femme, Éric commençait à pleurer. Les larmes coulaient, une à une.
La communication se coupa un instant puis revint aussitôt. Cette brève suspension aida le commandant de feu Ariane 6 à se reprendre, conscient qu'il risquait de perdre rapidement la possibilité de parler à son épouse.
— Une tempête de sable approche, nous n'avons pas énormément de temps, fit-il afin d'expliquer le problème technique.
— Je sais. Monsieur Lewandoski m'a prévenue.
— En voilà un qui va m'en vouloir longtemps. Fais attention.
— C'est le plus attentif des membres de Kourou, détrompa Maelys, un peu surprise. Qu'est-ce que tu as pu faire pour les rendre tous autant en colère ?
Boulanger se doutait que la question arriverait. Soudain tendu, comme jamais Alech ne l'avait vu être, le chef pilote se tassa sur son siège, enfant pris en faute.
— J'ai été moi-même. Trop peut-être. Je pensais partir sur une course, j'ai voulu l'emporter... tout le monde imagine que je suis content d'avoir gagné, mais j'ai perdu, en vérité.
— Ca ne te ressemble pas de dire ça.
— C'est la première fois que je perds un membre d'équipage. Je ne regretterai jamais rien d'autre que ça. Car ça en valait la peine, tu sais. Je ne renie pas ce que j'ai fait, quitte à heurter. Mais je dois être franc : j'ai joué votre vie et celle de millions de gens à la roulette russe. Ou chinoise, qui sait...
Il balaya le module où il se trouvait d'un large mouvement circulaire du bras. L'esprit entraîné du commandant reprenait ses droits et Alech, spectateur impuissant, s'agaçait déjà de l'entendre proférer une énième citation. Il n'en fut rien. Maelys le rassura :
— Tout le monde va bien et chacun se passionne pour vos exploits. Ton sauvetage a fait la une de tous les journaux, tu es un héros, un pionnier !
— Qu'en penserait Léo ? A-t-il assisté à tout ça ? Est-il parti en douceur ?
Léo était leur fils, leur deuxième enfant comme l'avait appris Alech, le petit que sa mère protégeait quand tous se plaignaient du père. Né différent, il venait de mourir d'une maladie longue. Boulanger et sa femme avaient tout fait pour le cacher. Maelys se raidit à cette simple évocation.
— Plus personne ne voyait son papa comme un simple héros de la cause spatiale, mais plutôt comme un symbole. Vivre dans le puits sans fond de l'ombre d'une icône revenait à renoncer à exister. J'ai tout fait pour l'accompagner... même en le sachant... qu'avons-nous fait, Éric ? Tu aurais dû être là, à ses côtés... pas si loin...
— Je lui avais promis qu'il verrait son père sur Mars comme il en rêvait... j'ai tenu cette promesse coûte que coûte. Nous étions d'accord...
— Cela t'arrangeait bien.
— Tu me juges trop durement.
— J'ai perdu un enfant, toi aussi ! Nous n'avons pas pu le protéger, l'aider à grandir... voilà où est notre échec, pas dans ton orgueilleuse et fichue course dans l'espace. Tu as fui tes responsabilités, Éric. Tu le sais.
Chaque phrase était énoncée avec calme, mûrie par des semaines de réflexion, de colère, de haine. Maelys le dardait d'un regard glacé qui effarait jusqu'à Alech, spectateur honteux de la scène. Boulanger digéra l'attaque, la lèvre tremblante, soudain le froid semblait le ronger.
— Et Mathilde ? finit-il par demander.
Leur premier enfant était le seul connu des services de la mission. Comme Alech l'avait appris bien après l'atterrissage catastrophe, le couple avait menti afin que rien n'empêche Boulanger de partir.
— Je l'ai envoyé chez mes parents, loin de tout ça, dans leur maison de Felletin. Elle vivait mal ce qui se passe.
Songeuse, Maelys sortit de sa poche un papier plié en quatre. Étalé sur la table, lissé, il fut jugé assez présentable pour être montré devant la caméra. L'enfant avait un réel talent, Alech devait l'avouer : une silhouette portant l'uniforme d'astronaute de l'ESA posait le pied sur un grand ballon cuivré. Éric le découvrit avec admiration.
— J'aimerais la voir, maugréa Boulanger.
— Je ne peux pas, les médecins...
— Les médecins ? Bon Dieu ! Elle va mal et tu me le caches ! Dis-moi tout.
— Reviens et tu sauras. Survis, mets un terme à ce moment de gloire éphémère et viens t'occuper d'elle. Si j'ai le courage de t'attendre. Si ta folie ne nous emporte pas tous vers la tombe.
Bouche bée, Éric encaissa la saillie. Son comportement de meneur l'incitait souvent à exiger le maximum de ceux qui l'entouraient. Alech ne l'avait jamais nié : sans discuter sa compétence, il lui reprochait son caractère et son égocentrisme. Oui, il fallait croire en soi pour se lancer dans pareille aventure. Mais pas au point de risquer une guerre ou une mort stupide. Pas au point de délaisser un enfant.
Cette fois, la famille devait devenir la première cause de Boulanger.
— Je vais rentrer. L'Europe affrète déjà une nouvelle navette, comme beaucoup de puissances du globe. La colonisation scientifique de Mars commence. Je serai le premier à en revenir. Je te le promets. Et tu sais que je tiens mes promesses.
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Code Rouge
Science FictionLes grandes puissances sont lancées dans une course pour la conquête de Mars. La fusée européenne Ariane 6 vient de partir et ambitionne d'arriver la première sur la planète rouge. Mais les tensions internationales sont à leur comble. La conquête de...