Jour 39

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La discussion redoublait de vigueur entre Alech Lewandoski et son adjoint, Pietro Donadoni. Les points de vue s'entrechoquaient, chacun campait sur ses positions :


— Il est évident que les Américains ne vont pas nous suivre sur cette voie, répéta Pietro, ferme. Je ne comprends pas que tu ne puisses pas le voir.

— À défaut, les Chinois nous accompagnent. Il vaudra mieux être avec quelqu'un si une situation d'urgence nous met face à nos responsabilités. Stockton a été clair : il a les mains liées. Nous, non.

— Tu ne devrais pas faire de politique, cela risque de nous coûter cher.

— Je n'ai pas le choix ! Rendons-nous à la réunion, les comm' attendent.


Malgré sa réprobation, Pietro suivit son directeur de programme vers la salle Saturne où les responsables des communications étaient en visioconférence avec la base de Darmstadt et Ramon Casalban, à bord d'Ariane 6.

Alech fut content de voir l'astronaute : ses signes vitaux positifs et son sourire témoignaient de la bonne marche de l'expérience menée sur l'astronaute volontaire. Cette pensée le revigora après le débat intense vécu face à Pietro.


— Tout est prêt ? interrogea Alech.

— Oui, répondit Casalban, ses yeux verts parcourant la salle. Nous allons servir de point relai afin d'aider la navette chinoise à réduire son temps de latence. Toutefois, cette initiative est désapprouvée par le commandant Boulanger.


Le test, ainsi présenté par Gong Li, reposait en fait sur une demande d'aide du CNSA, l'agence spatiale chinoise, afin de baisser le délai de communication entre leur fusée et la Terre. Ce délai avait été perturbé ces derniers jours par les vents solaires importants et l'opération devait contribuer à le ramener vers un objectif raisonnable.


— Je ne vois pas en quoi cela regarde le commandant, répondit sèchement Lewandoski.

— Il ne comprend pas pourquoi nous aidons un concurrent.


S'entendre remis en cause devant toute sa troupe agaça le chef de projet, décidé à montrer qui dirigeait la mission. Il leva les yeux vers la tête ronde, découpé par un fin collier de barbe, de l'astronaute espagnol.

— Il n'a pas à comprendre. C'est un ordre.

Les ingénieurs de Kourou avaient vite compris l'objectif de collaboration scientifique proposé par la Chine, qui pourrait permettre soit d'aboutir à un accord politique, soit au moins de rapprocher suffisamment les trois équipes. Un avantage peut-être précieux pour l'avenir. Un premier résultat se faisait jour, si l'expérience fonctionnait : les trois nations avaient convenu qu'un délégué de chaque pays se rendrait sur les trois sites afin d'activer la coopération technique entre les missions.


— À bord d'Ariane, il est le seul commandant, rétorqua Casalban, dont le regard se tournait toujours vers le bord de l'écran, attiré par un élément extérieur.

— S'il veut mener sa fusée à bon port, je lui conseille de continuer à jouer le jeu de la collaboration. Lancez le test, Ramon, voulez-vous ? Nos alliés attendent.


Une heure plus tard, la réunion de débriefing des ingénieurs en communication s'acheva. Alech les salua, content des progrès récents, mais prit de longues minutes pour éteindre la colère naissante au sujet du comportement de l'équipage.

Huit heures plus tard, tout fonctionnait et Gong Li l'avait appelé pour le féliciter. Ils échangèrent sur tous les sujets avec plaisir, heureux de trouver un interlocuteur à leur mesure.

De retour à son bureau, le chef de projet se précipita aussitôt sur son ordinateur et ouvrit un mail de Pietro. À l'intérieur, un lien. Il lut le contenu avec intérêt.

Mars La Rouge.com

UNE COLLABORATION SINO EUROPÉENNE INÉDITE DANS LE DOMAINE DES COMMUNICATIONS SPATIALES

La distance est le principal frein de la conquête spatiale. Supporter un long voyage, construire des modules suffisamment résistants, élaborer des techniques pour consommer raisonnablement du carburant, toutes ces questions se posent avec leurs difficultés propres aux ingénieurs des programmes spatiaux.

L'un d'eux s'est imposé aux missions européenne et chinoise vers Mars : celui de la communication. Les fortes attaques des vents solaires et le passage d'une nuée d'astéroïdes près de la Lune ont causé de nombreuses perturbations, qui ont limité le signal émis par les navettes en direction de la Terre. Au point que le CNSA, l'agence spatiale chinoise, a perdu une bonne partie des données envoyées par sa fusée.

Comment est-ce possible ? Quand le signal émis par la navette est fortement gêné, un « bruit » s'impose et étouffe le volume de données qui peuvent circuler entre l'appareil et son point de départ.

Le signal étant une simple émission radio, il a fallu rétablir la connexion et amplifier la sensibilité des antennes paraboliques. C'est à ce niveau que l'ESA est intervenue : les émetteurs de Kourou et du centre stratégique de Darmstadt ont apporté leur concours à leurs homologues chinois pour réduire au maximum la durée d'interruption des communications.

Un décalage de trente-deux minutes existait entre l'émission et la réception. Il est revenu aux dix minutes normales cette nuit, à 8:00 GMT, sous l'impulsion du travail commun de deux équipes d'ingénieurs des programmes.

Cette collaboration inédite depuis l'abandon de la Station Spatiale Internationale a suscité une vague de commentaires sans précédent parmi la communauté scientifique, mais a surtout contribué à réchauffer les relations diplomatiques tendues par l'opposition entre les différentes nations dans la course vers Mars.

Elle inspirera peut-être d'autres actions de ce genre alors que se murmure, depuis plusieurs semaines, l'existence d'un préaccord d'assistance commun entre la Chine, les États-Unis et l'Europe. Washington s'est contenté de saluer l'initiative, sans la commenter. Mais les observateurs mondiaux attendent beaucoup des prochains jours, qui pourraient se révéler décisifs dans la conclusion d'un pacte tripartite.

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Le sourire aux lèvres, Alech ferma sa boite mail. Satisfait de la petite fuite organisée par ses soins, il espérait que cette réussite ferait réfléchir les gouvernants. En attendant, il pensait prendre un café et un gâteau pour fêter ce succès.

Il jeta un coup d'œil à la télémétrie stable d'Ariane avant de partir et décida que ce jour serait vraiment une bonne journée. Mais il repensa à Boulanger, à cette arrogance qu'il percevait trop bien chez l'équipage et qui était alimentée par la commandant, à la mission qui approchait de ses moments critiques.

A la télévision, les journalistes enchaînaient les reportages sur l'assemblée des Nations-Unies qui peinait à créer des lieux d'échanges autour des programmes spatiaux. le Conseil de Sécurité se transformait peu à peu en Affrontement pour la Sécurité et la Conquête de Mars.

Une belle journée, oui, sans doute. Mais peut-être la dernière...

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