Jour 98

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Le départ précipité des fusées avait empêché les ingénieurs de profiter de la période où Mars se trouvait au plus proche de la Terre. La course entre les différentes nations contraignait les équipages à vivre un voyage tracé par l'orbite de Hohmann, course elliptique qui tangentait notre globe et l'orbite martienne. Soit deux cent vingt jours d'un vol effectué grâce à l'inertie gagnée en quittant la planète bleue.

Installés dans la salle de réunion du Centre Spatial de Kourou, Alech Lewandoski et son adjoint avaient été rejoints par trois hauts gradés de l'Eurocorps, l'armée unifiée de l'Europe. Leur présence traduisait l'inquiétude grandissante des gouvernements quant à la situation internationale.

Face à eux, le commandant Éric Boulanger dérivait tranquillement au milieu du Jardin, zone du vaisseau où des végétaux étaient cultivés afin de permettre le renouvellement de l'air. Le cadre saturé de feuilles et de brindilles assimilait l'astronaute à un fond d'écran animé.


— Comment ça se passe, à bord ? interrogea Alech qui avait lancé l'enregistrement de l'échange sur les ordinateurs.

— Nous répétons à plusieurs reprises les procédures d'urgence, au cas où. Les expériences se déroulent à un rythme soutenu. Helena tient à assurer ses protocoles et nous associe tous, ce qui maintient une bonne ambiance et évite l'ennui.


Helena Tosoridis était la responsable scientifique de la mission. La savante grecque était très rigoureuse dans son travail, mais aussi ouverte aux autres, ce qui la rendait précieuse pour un groupe vivant en vase clos sur une si longue période.


— Nous recevons régulièrement les rapports d'Helena, nous observons avec satisfaction le travail accompli, l'informa Lewandoski.

— Mais il est dommage que vous ne fassiez pas part plus souvent de vos commentaires, répliqua un peu vivement le commandant. Seul Ramon semble vous intéresser.


L'astronaute Ramon Casalban se chargeait des communications à bord d'Ariane, de la rédaction des rapports, mais il était surtout le sujet d'une expérience qu'Alech gardait secrète et dont il avait la responsabilité.


— Vous n'êtes pas des enfants que nous allons récompenser au moindre progrès, dit-il en réponse, ignorant la pique au sujet de l'espagnol.

— Si, des enfants de la Terre perdus au milieu des étoiles et qui recherchent un peu de soutien dans leur solitude.


L'esprit du chef de projet polonais imagina la réplique avant de la prononcer, ce qui permit à Pietro de poser sa main sur son bras et de le dissuader de répondre. La tension entre les deux hommes était palpable, chaque discussion tournait à l'affrontement. L'adjoint d'Alech se faisait médiateur et conciliateur sans toujours parvenir à éteindre les incendies.

Le court silence qui s'installa facilita le changement d'interlocuteur. Le plus haut gradé des militaires présents prit la parole :

— Les États-Unis, la Russie et l'Inde en sont arrivés aux menaces nucléaires, informa le général anglais McGowan. Les Chinois et les Japonais soutiennent pour l'instant nos efforts diplomatiques, mais un tir effectué par une fusée pourrait provoquer l'holocauste en quelques minutes.

Sur l'écran mural, Boulanger hocha la tête, grave. Il philosopha :


— Pour résumer, Freud avait posé la seule interrogation intéressante (1) : le progrès de la civilisation que constitue ce voyage saura-t-il dominer les pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ? J'espérais que nous n'aurions pas la réponse à cette question de mon vivant.

— Pas sûr que vous soyez en vie pour le constater, poursuivit un Lewandoski piquant. En effet, Ariane et la fusée indienne PSLV seront les deux cibles prioritaires afin d'empêcher ces missions d'arriver avant les autres. Même si vous n'étiez pas visé directement, les débris de la destruction de votre devancière représenteraient un danger mortel.


Les équipages avaient conscience, en partant, de mettre leur existence en jeu, c'était le lot de tous les explorateurs de l'inconnu. Mais les analystes, les ingénieurs, les techniciens restés au sol ne mesuraient pas combien ce travail risquait de faire peser une épée de Damoclès sur leurs nuques. Tous ignoraient qu'un réseau de chambres fortes avait été bâti sous la base, prêt à les accueillir s'il devait arriver le pire.

Autour de la table de réunion, militaires et opérationnels craignaient pour l'avenir de l'humanité. Alech se sentait comme le pion d'un gigantesque jeu d'échecs qui le dépassait et dont le perdant pourrait être la vie elle-même. Il interrogea le commandant :


— Nous avons une question à vous poser, Éric. Voulez-vous renoncer ? Passé ce seuil, nos ingénieurs ont calculé que vous pouviez encore faire demi-tour. Nous sommes prêts à vous y aider.

— Non. Nous devons réussir. Le module d'exploration d'Ariane se posera sur Mars. Et il y arrivera le premier.

— Vous avez bien conscience que nous ne pouvons pas vous défendre, indiqua McGowan.

— Oui. Protégez déjà nos concitoyens, car les promesses de l'ombre sont funestes. Laissez-moi faire le reste. Bien le bonsoir.


La communication se coupa. Alech médita, son menton campé au creux de la paume de sa main. Sa colère se tempérait. Des pensées négatives affluaient, car il s'en voulait. Comment croire que le monde se trouvait à ce point menacé ? Pourquoi la politique et les égos venaient-ils se mêler du progrès scientifique ?

Il repensa aux télévisions qui réalisaient d'ambitieux montages sur les discours des présidents et chefs de gouvernement. Tous contenaient une promesse, comme Boulanger l'affirmait. Un présage que nul ne voulait voir se concrétiser.


(1) Sigmund Freud (1929), Malaise dans la civilisation. in Revue française de psychanalyse, Tome VII, no 4, 1934, pp. 692 et suiv.; tome XXXIV, no 1, 1970, pp. 9 et suiv. Traduit de l'allemand par CH. et J. ODIER, 1934.

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