Jour 642 (épilogue)

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Cap Canaveral bruissait d'excitation. Le site mythique de la conquête de la Lune allait accueillir, dans quelques instants, les premiers explorateurs de retour de Mars. Cet événement historique serait suivi par tous les médias, réels, virtuels, papier ou internet, dans une union et une ferveur sans commune mesure à l'échelle de l'humanité.

La tribune d'honneur comptait sur ses sièges les plus belles brochettes de politiques, de scientifiques, de financiers qui se congratulaient de la réussite de l'opération. La grande messe du succès martien montrait à tous un progrès, même si chacun oubliait les conflits qui en avaient émaillé l'accomplissement. Alech se revoyait, traîné vers le bunker de Kourou par les militaires, attendant craintivement les prémices d'un hiver nucléaire. Toute sa vie résonnerait de ce moment.

Pour l'instant, c'était la structure de métal de l'estrade où on l'avait assis, aux côtés des officiels, qui vibrait alors que la navette approchait. Mission russo-américaine, première à joindre Mars après la course initiale, elle allait rapatrier deux astronautes blessés ainsi que l'équipage malheureux d'Ariane 6, exceptée Helena Tosoridis, survivante restée sur place au nom de la science.

Au bord du tarmac de la piste d'atterrissage, les secours se préparaient à intervenir. Après un si long séjour dans l'espace et sur Mars, planète à faible gravité, les astronautes risquaient de souffrir et devraient se réhabituer à déambuler sur Terre. Mais la foule massée en ces lieux mythiques espérait une apparition, même fugitive, de ceux à qui elle comptait ériger une statue.

Une statue, voilà qui n'arrangerait pas l'égo de Boulanger, pensa Lewandoski sans le dire à haute voix. Il étreignit Gong Li qui lui adressa un regard plein d'une force dans laquelle il puisait sans retenue. À leur gauche, Maelys, l'épouse du commandant, attendait le retour de son mari aux côtés de leur fille Mathilde. À leur droite, Pietro Donadoni guettait avec ferveur. Peut-être son ironie serait-elle mal perçue par un tel public.

Enfin, la navette taillée comme la pointe d'une flèche posa ses roues arrière et laissa tomber son museau aiguisé. Le contact des pneus sur la piste évoqua un monstrueux frottement prompt à déchainer des torrents d'applaudissements parmi les gens présents. Alech se joignit au concert.

Le chef de projet achevait ainsi sa mission d'envoyer des Européens sur Mars et de les en ramener. Certes pas tous, mais McGowan lui avait rappelé, à son départ pour la Floride, que l'objectif restait atteint. Lewandoski avait accepté ce constat, car il le positionnait à présent en spectateur, en individuel, non en responsable. Sa discussion avec Boulanger, huit mois plus tôt, avait renforcé cette conviction.

Enfin, l'appareil stoppa. Les services de secours agirent avec rapidité. Hommes et femmes se précipitèrent, ouvrirent la porte du cockpit et en sortirent, quelques minutes plus tard, les héros du jour. De son point d'observation, Alech pouvait découvrir les journalistes s'activer devant les caméras, l'enthousiasme réel suscité par l'événement. Cela le conforta.

Le ballet des officiels commença au moment où les voyageurs furent installés sur des petites voitures de golf leur permettant d'être vus de la foule et de remonter vers la tribune. Chacun devait être pris en photo ou filmé aux côtés de ces astronautes légendaires. Les familles et collègues furent repoussés et quand arriva leur tour, le Polonais se tenait en bonne place.

Ramon Casalban occupait la première voiturette, Éric Boulanger la deuxième. Saluant le public d'une main à l'instar d'une reine de beauté sur son char, l'ancien commandant distribuait de petites phrases aux journalistes qui tendaient leurs micros à s'en arracher les bras. Alech entendit la sentence qu'il lança à correspondant français peu avant d'arriver à son niveau :

« Albert Einstein affirmait que nous aurions le destin que nous aurions mérité. Voyez quelles perspectives positives s'ouvrent devant nous et embrassons-les avec plaisir ! »

L'astronaute espagnol fut le premier à passer devant Alech. Ils sa saluèrent d'un signe de tête, sous le contrôle d'agents de Spaceram. Ils se retrouveraient bientôt pour une gigantesque tournée mondiale en vue de vendre l'efficacité des squelettes en céramique aux nations avides de préparer de nouvelles missions dans l'espace. Lewandoski songea un temps à ce futur métier, à ce qu'il allait en faire.

Le commandant d'Ariane 6 arriva au niveau de son chef de projet. Alech crispa ses phalanges sur les doigts de Gong Li qui posa sa main sur son épaule. L'instant se fit solennel tant les rapports difficiles entre les deux hommes étaient notoires. Malgré sa faiblesse, Éric tendit la main au représentant de l'ESA :


— Je voulais vous remercier pour tout, y compris d'avoir pris soin de ma famille. Je vous en suis redevable.


Hésitant, Alech finit par serrer cette offre de paix ainsi tendue. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre pour échanger de manière plus directe :


— Je vous préviens : nos patrons ne sont pas très contents de vous et de votre attitude, précisa Lewandoski avec un léger sarcasme.

— Ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent, mon statut me protégera plus sûrement que le meilleur avocat ! J'entends me retirer et m'occuper de ma famille. Au moins, je ne les gênerai pas.

— Alors, c'est ici que Mars Express s'arrête.

— Non, ce n'est qu'un prologue. Nous venons de commencer un voyage qui nous emmènera à la conquête des étoiles, nous allons en inspirer d'autres qui nous succéderons et voudrons faire mieux que nous. C'est ainsi que j'ai toujours conçu ce voyage. C'est pour cela que je souhaitais l'emporter.

— Afin d'inspirer le monde ? ironisa Alech.

— Dans le but de pouvoir raconter à Mathilde ce que j'ai vécu en souvenir de son frère. Lui donner envie de faire mieux, différent, autrement. Je voulais gagner la course afin de briller à ses yeux. J'espère y arriver.


Malgré sa difficulté à l'accepter, Lewandoski rentra dans le jeu de l'échange, prêt à y croire.


— Qui sait, peut-être que c'est elle qui ouvrira la route vers Proxima du Centaure. Alors son récit lancera une autre course vers l'élévation de l'espèce humaine.


Ensemble, ils rirent à cette idée.


— Peut-être, poursuivit Boulanger. Peut-être qu'Oscar Wilde avait raison, il est des moments où il faut choisir entre vivre sa propre vie pleinement...


Déjà, Alech ne l'écoutait plus. Sa fureur contenue et sa rage ressortirent à l'orée d'entendre cette énième citation. Il se revit faire une promesse à son équipe, à l'issue d'un énième défi de son commandant. La mission Mars Express 1 débutée le 9 mars 2022 s'acheva six cent quarante-deux jours plus tard, au moment où l'ancien chef du projet envoya son poing dans le visage de son pilote.

Fin

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@très vite !


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