Jour 99

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La salle de contrôle Jupiter était figée par l'incompréhension. Sur les ordinateurs, les analyses, les calculs, les statistiques défilaient sans personne pour les compiler. Tous les membres de l'ESA contemplaient l'écran principal où se dessinait une trajectoire rectiligne entre les diverses fusées parties des quatre coins du globe.

La navette russe venait de lancer quelque chose vers son homologue indienne, loin devant elle. Le délai avant impact se précisait alors que Pietro Donadoni travaillait, avec une petite équipe, sur l'identification de l'objet. Sa nature ne faisait que peu de doute, mais chacun espérait encore une issue positive.

Les alarmes se mirent à hurler aux quatre coins du bâtiment guyanais. Des soldats investirent les lieux et commencèrent à accompagner les ingénieurs hagards vers l'extérieur. Alech Lewandoski arriva sur à leurs côtés et courut rejoindre son adjoint. En visioconférence avec Peter Stockton et Gong Li, il avait été surpris comme ses homologues par la conclusion abrupte, insensée, des négociations diplomatiques en cours.


— Alors ?

— Missile, répondit l'italien. Contact dans huit minutes.


Leurs yeux se levèrent vers l'écran, mais seule une représentation numérique, imparfaite, traduisait les mouvements et le moment de l'impact. La fusée européenne n'était pas concernée immédiatement, mais les conséquences d'une explosion seraient catastrophiques pour toutes les missions : elles suivaient quasiment le même itinéraire.

Resté maître de son comportement, Alech obtint rapidement une connexion avec Ariane.


— Impact dans sept minutes, Éric. Si détonation il y a, nous n'aurons pas le temps de modifier votre trajectoire. J'ai peur que personne n'ait beaucoup de moments à vous accorder dans les prochains jours.

La référence à la situation internationale difficile n'échappa pas à Boulanger. Le visage du commandant était déterminé, débarrassé de ce regard arrogant que Lewandoski lui trouvait trop souvent, quand il se mettait à citer des auteurs ou à dégainer une réplique expéditive.

— Je crois qu'on peut l'affirmer : ce soir, la peur n'a pas de patrie, annonça le Français en conclusion. Bonne chance, Alech.

— Bonne chance.


Le lien rompu, le chef de projet demanda à Pietro d'obtenir un visuel de ce qui se passait à l'aide des télescopes. La requête fut envoyée à Darmstadt, en Allemagne, où se trouvait le Centre Européen d'Opérations Spatiales.

Ils découvrirent les images du satellite d'observation Herschel 2 qui filmait chaque étape du voyage en direction de Mars. Ses capteurs dirigés vers la fusée PSLV furent les premiers à distinguer le missile propulsé par le plasma. Leurs chemins se croisèrent, se confondirent un instant avant que chacun ne poursuive sa route.

Pietro serra le poing, mais sa joie fut de courte durée : les Indiens avaient amorcé une manœuvre périlleuse afin d'éviter le tir. À présent, la fusée sortait complètement de la trajectoire.

Sous les ordres de Lewandoski, les ingénieurs restés dans la grande pièce se mirent à analyser les télémétries de chaque appareil.

Le général McGowan entra à son tour et s'approcha d'un pas rapide :


— Messieurs, l'Inde a répliqué en attaquant la Russie. J'ai ordre de vous emmener en lieu sûr.


La consternation fit vite place à la panique. Des hurlements, de la colère, de la peur se mêlèrent dans un chaudron exalté par l'effet de masse. Des militaires furent repoussés, d'autres manquèrent d'être piétinés. Habitué aux situations sous tension, le général poussa sa voix afin de rétablir le calme.


— Contrôlez-vous ou nous nous en occuperons pour vous ! Avancez, en bon ordre !


Alech assista à la scène sans réagir. Plongé dans l'hébétude, le chef de projet se laissait porter par les courants de la foule terrifiée de ses collaborateurs. Les couloirs furent saturés et les cris se confondirent avec les hurlements de l'alarme. Son espoir d'accomplir la mission qu'on lui avait confiée s'éteignait alors que le danger nucléaire n'avait jamais été aussi présent depuis les années 1960. Ce retour en arrière sapa toutes ses croyances en son espèce.

Bousculé, accompagné par Pietro, de nouveau anonyme parmi les siens, il descendit les marches vers le souterrain en pensant à sa famille restée en Pologne. Oh, il ne lui restait plus que quelques cousins, une tante et un oncle aux alentours Poznan, sa ville natale. Il n'avait jamais consacré de temps à autre chose que son travail et ressentait à cet instant un vide profond.

Chacun prenait ses quartiers dans le tube de béton creusé sous le centre d'opération. Des couchettes sommaires attendaient. Les armoires débordaient de vivres, de couvertures. Pour la première fois, il prit conscience de l'imminence de la crise qu'il avait refusé de voir en face. Ses espoirs avaient obscurci son jugement et ses rares efforts pour nouer des liens avec d'autres nations lui parurent futiles face à l'ampleur du désastre en approche.

Il aurait voulu penser à ceux qu'il aimait. À ses amis disséminés sur le globe, égaux devant le danger. Pourtant, ce furent les visages de ses deux camarades Peter Stockton et Gong Li qui s'imposèrent. La scientifique chinoise attira toutes ses pensées. Il espéra qu'elle s'en sortirait.

Seule la colère le maintenait hors de la léthargie, une haine de ceux qui tentaient de gâcher cette grande aventure spatiale, l'objectif de toute une vie : la sienne.

Cachée à l'abri des murs épais du bunker sous le centre de contrôle, toute l'équipe de Kourou attendit en tremblant, craignant l'apocalypse nucléaire qui anéantirait tout.

Code RougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant