Jour 244

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La salle de presse du centre spatial de Kourou débordait de journalistes. Les accréditations venaient du monde entier. Depuis le début de l'aventure, l'assiduité des envoyés spéciaux était déjà impressionnante, même pour couvrir des conférences sur des données essentiellement techniques. Cette fois, malgré les portes ouvertes, certains d'entre eux attendaient dans le couloir, d'autres dans les halls où des écrans retransmettraient l'intervention d'Alech Lewandoski.

Le chef de projet allait annoncer son intention de quitter Mars Express. Suite à l'avertissement du général McGowan, il en avait parlé avec Gong Li et son adjoint, Pietro Donadoni. Face à l'évidence, le trio avait convenu de reprendre la main en proposant l'italien à la tête de la mission. Proposition acceptée par l'ESA, commandée depuis Bruxelles par les gouvernements européens.

Mais son aventure ne s'arrêtait pas là : Alech allait continuer à superviser la partie consacrée à Casalban. Le lobbying intense de la société Spaceram auprès des instances dirigeantes de l'agence européenne, ainsi que leur menace d'assécher le robinet des financements, avait empêché son éviction pure et simple.

L'annonce devait être officialisée et Alech s'était porté volontaire. Cet acte faisait partie du contrat passé avec l'agence afin d'assurer une transition apaisée : ne pas mettre en avant son licenciement, mais son besoin de prendre du recul. À quelques instants de la montée sur l'estrade, en relisant ses notes, il mesurait les mensonges derrière les affirmations qu'il allait devoir soutenir.

Quelques mots jetés sur une feuille seraient son seul appui. Cette technique l'aidait à rendre ses discours plus vivants, évitait qu'il se raccroche au papier posé sur le pupitre. Le squelette de son allocution défila une dernière fois sous ses yeux. Le voilà prêt.

La porte de son bureau close, il remonta le couloir en L jusqu'à la salle de presse. De nombreux membres de l'équipe scientifique l'y attendaient. Il serra des mains, adressa des signes de tête, des clins d'œil. Sa décontraction tranchait avec la solennité de ses collègues. Pietro patientait à l'angle. L'italien leva les pouces à son passage, accompagnant son geste d'un sourire franc.

Alech prit une profonde inspiration et se jeta dans la fosse, les sens en éveil. Les flashs crépitèrent à son arrivée. Sa perception de la salle lui fit remarquer les déclics des enregistrements, les portables tendus comme autant de microphones ou de caméras, mains levées afin de saluer son entrée.

L'étroit pupitre portait le logo de l'ESA. Sur l'estrade, les drapeaux de l'Union européenne servaient de garde d'honneur au conférencier. Décidé, Lewandoski prit la parole :


« Merci à tous de votre présence. Suite aux événements qui ont émaillé ces derniers jours, je peux vous confirmer que les survivants de l'accident d'Ariane 6 sont en bonne condition physique, suite aux tests réalisés par l'équipe de secours de la Chine. L'ESA a entrepris l'assemblage d'une nouvelle fusée qui devrait pouvoir décoller dans cent cinquante-trois jours. Elle devra déposer vivres et renforts aux missions sur place et permettre à certains astronautes, dont les nôtres, de rentrer sur Terre où nous pourrons les accueillir comme il se doit. »


Certains rirent à la boutade : nul ne savait encore comment l'UE allait accueillir le commandant Boulanger après tout ce qui venait de se passer. Alech ne put savourer ce point marqué et poursuivit :


« La base de Kourou vient de vivre une expérience intense, inédite même. Je ne vous cache pas qu'elle a été éreintante. La satisfaction du sauvetage des nôtres ne peut occulter le stress, la fatigue physique et mentale accumulée. Je ne me sens plus à même d'apporter la fraîcheur, le regard lucide, les idées qui permettront à la mission Mars Express de se terminer dans de bonnes conditions.

J'ai demandé à l'Agence l'autorisation de quitter mon poste de chef de projet afin de me consacrer à certains aspects scientifiques particuliers. Cette requête a été acceptée. Mon remplaçant a d'ores et déjà été choisi, en concertation, aussi je vais lui laisser la place afin qu'il réponde à vos questions. Pietro Donadoni a été mon adjoint pendant presque trois ans et maîtrise tous les rouages de notre premier vol habité. Il saura prendre la relève avec efficacité et talent.»


Devenu murmure, son discours connut une pause imprévue, alors qu'Alech réalisait qu'il abandonnait ses rêves. Il se reprit, toussa, rattrapa le fil :


« Je tiens à vous dire combien j'ai été fier et heureux de participer à une telle aventure, de celles qui font de nous une espèce meilleure. Je me battrai, jusqu'au bout, pour que le succès soit au bout de cette longue ligne droite vers les étoiles. Vers Mars. Je vous remercie. »


Les questions fusèrent aussitôt, mais Alech décida de s'éclipser. Au fur et à mesure que les derniers mots s'échappaient, sa voix avait faibli, étreinte par les sanglots. Abandonner son bébé, le fruit de son travail, l'abattait. Il disparut par la porte de la salle afin de cacher ses pleurs et croisa Pietro qui prenait sa place sous le feu des projecteurs.


Code RougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant