Le jour se leva sur Kourou. L'humidité prit ses quartiers et la pluie se mit à battre la base de lancement en milieu de matinée. Ce climat, difficile à supporter pour les organismes, ne permettait pas aux employés d'exprimer leur joie lorsque le bunker s'ouvrit. Ils étaient en vie et le spectre de la guerre se déchirait pour retomber dans les limbes où ils espéraient bien le laisser.
Arrivé le premier aux ordinateurs de la salle Jupiter, Alech Lewandoski songeait à récupérer une chemise propre. Il ne s'était pas changé au cours des quatre jours passés dans l'abri et se sentait mal à l'aise : cette incommodité physique concentrait son attention, bref espace de fumée censée l'empêcher de penser à la catastrophe à peine évitée.
La peur ne quittait pas les locaux de la base. Chaque pièce déserte rappelait le risque encouru, chaque mur debout laissait deviner d'obscures fissures visibles seulement par ceux qui avaient la crainte chevillée au corps, chaque spot éteint anticipait la fin de l'espérance. L'émergence du bunker avait profondément transformé Alech, trop touché pour se rendre compte que cette terreur là resterait ancrée dans son cœur toute son existence.
Avant tout, le chef du projet souhaitait renouer le contact avec Ariane afin de leur apprendre que la vie continuait. Le lien fut vite établi avec l'équipage, installé sur ses couchettes. Des exclamations de joie retentirent dans la navette.
— Comment allez-vous, à bord ?
— Tout va bien, répliqua Boulanger avec un léger sourire. Je suis heureux de vous entendre. Nous le sommes tous. La situation terrienne nous inquiète.
Alech ne pouvait que les comprendre. Allongé dans le bunker, à l'écoute du moindre bruit, du moindre impact, il avait attendu comme ses collègues de savoir si la guerre allait décimer la planète. Sa foi en l'humanité remontait en flèches depuis qu'il avait appris que des politiciens avaient réussi à éviter un désastre cataclysmique.
— Nous avons cru à un échange nucléaire entre l'Inde et la Russie, l'angoisse était grande. Mais les tirs étaient seulement balistiques, le coup limité à quelques cibles. Il y a eu peu de victimes et beaucoup de démonstrations de force. Les gouvernements ont tout tenté afin d'enrayer l'escalade et pour une fois, la diplomatie a payé.
— Richelieu ou Talleyrand n'apprécieraient pas votre dernière phrase.
Des acclamations dans le dos de Lewandoski lui indiquèrent que son équipe regagnait la surface et affirmait sa joie de retrouver l'équipage sain et sauf.
— Ces chers ministres n'avaient pas le poids de l'avenir du monde dans la balance de leurs décisions, rétorqua-t-il assez fort pour se faire entendre. Nos dirigeants sont arrivés à une entente au bout de trois jours passés les doigts sur les boutons nucléaires. Cet accord vous concerne directement.
— Nous serons heureux de jouer notre rôle.
Le chef de projet révéla alors les secrets du traité signé quelques heures plus tôt, d'après les éléments transmis par le général McGowan : la mission américaine devait récupérer les astronautes indiens, puis prendre la tête de la flotte de vaisseaux afin d'atterrir en premier sur Mars, suivie des Russes et des autres nationalités. Ce compromis avait été décidé pour rétablir les Indiens dans leur droit et de demander à un troisième parti, les États-Unis, de s'assurer que tout se déroulerait comme convenu.
— Pourquoi pas nous ? interrogea le commandant. Nous pourrions faire demi-tour et récupérer la mission PSLV.
Son regard trahissait ses pensées : il n'approuvait pas cette décision et la colère troublait ses traits sereins. Cet état d'esprit n'échappa pas à Alech qui avait bien conscience que ce plan de paix contrariait les ambitions de Boulanger dans la course à la planète rouge. Il ne devinait pas à quel point.
— Nos dirigeants n'ont pas pu réaliser une proposition concrète à leurs homologues. De telles décisions doivent être prises à l'unanimité et... malheureusement...
— L'Europe est prête à abandonner, car elle n'a pas su se mettre d'accord avec elle-même !
L'agacement commença à monter en Alech, mais il tenta de faire des efforts pour lui-même et la mission. Après les trois derniers jours tragiques, il s'était promis de tout faire pour apaiser les choses, d'éviter à l'équipe de souffrir de son opposition avec Boulanger. Cela lui semblait si dérisoire, au regard de la situation, qu'il prit une grande inspiration afin de tempérer sa hargne.
— Elle n'abandonne pas. Vous irez sur Mars comme prévu.
— Pourquoi avoir participé à cette course si ce n'est pas pour la gagner ? Pourquoi avoir investi tant de moyens humains, économiques et techniques ? Ça ne vous fait rien de sacrifier un objectif pour lequel vous vous êtes battus sous le prétexte de la raison d'État ? J'ai fait une promesse, Lewandoski, je compte m'y tenir.
— Vous avez beau être commandant de cette mission, vous devez respecter les ordres ! Tant pis s'ils ne nous font pas plaisir, il y a plus que votre petite gloire personnelle en jeu !
En polonais, Alech faillit rajouter skurwysyn (1),mais il se ravisa. Sa patience atteignait ses limites et l'égo du Français prenait le pas sur le déroulement du vol, ce qu'il jugeait inadmissible.
— Parler de gloire dans ce contexte, quelle insulte, s'indigna Eric Boulanger. Ils vont nous priver de notre réussite par médiocrité. Très bien. Je m'y plierai. Vous savez pointer ma petitesse, mais pas reconnaître ma grandeur. Je saurai m'en souvenir.
La communication fut rompue sur cette entrefaite, laissant les deux hommes en colère. Une nouvelle guerre était déclarée et mettait elle aussi la mission en péril.
(1) Fils de pute en polonais.
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Code Rouge
Science FictionLes grandes puissances sont lancées dans une course pour la conquête de Mars. La fusée européenne Ariane 6 vient de partir et ambitionne d'arriver la première sur la planète rouge. Mais les tensions internationales sont à leur comble. La conquête de...