Jour 8

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Depuis des mois, les programmes télévisés saturaient les ondes de voyages spatiaux. Les émissions se multipliaient pour détailler les missions martiennes de chaque pays. Des spécialistes défilaient en rangs serrés afin de débattre des meilleurs équipements, des chances de triomphe ou d'échec, pour le plus grand plaisir de l'opinion publique.

Les retransmissions tournaient toutes autour de ce thème devenu obsession internationale. Un film passait ? Du space opera. Une série ? On ressortait même des placards les franchises oubliées des années 80, où Dirk Benedict faisait le fier aux commandes d'un vaisseau en carton-pâte. Dune et Fondation revenaient en tête des ventes de romans, tractés par le succès de la trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson. La culture et le divertissement se liguaient afin de suivre la programmation unique.

Sans rester rivé à ses écrans, Alech Lewandoski s'intéressait aux débats et mouvements. Les chefs d'État se gargarisaient des prouesses de leurs programmes spatiaux respectifs et s'opposaient à leurs voisins les plus proches. Une cartographie des rivalités se mettait doucement en place autour du continent asiatique et redessinait les accords diplomatiques post-guerre froide. Un affrontement Inde — Russie polarisait les autres nations. La compétition amicale réveillait de vieilles querelles.

L'intervention télévisée du président des États-Unis marqua un virage dans la course. Debout au pupitre encadré par l'aigle et la bannière étoilée, John Sheridan afficha son visage anguleux sur les postes de la Terre entière. Et son ton se montra sec et autoritaire :

« Nos experts ont détecté des armes embarquées à bord des fusées chinoises, japonaises et indiennes. J'informe ces trois nations sans préambules que si l'un des astronautes américains venait à être blessé ou tué, notre réplique serait à la hauteur de ce crime abject. Le président Singh a voulu lancer cette course technologique vers Mars, je l'exhorte à ne pas en faire les prémices d'une guerre. »

Tout le monde avait en tête le défi lancé par le chef d'État de l'Inde. Le président Singh avait argué que son peuple devait prendre sa place dans la galaxie, guidée par une destinée manifeste le poussant à conquérir de nouveaux espaces. Cet objectif avait déclenché la mise en œuvre d'un gigantesque plan spatial concrétisé depuis un mois.

Les États-Unis avaient très mal pris cet emprunt doctrinal à John O'Sullivan, ce qui incita le pays à mettre tout son poids économique dans la course. Il racheta les initiatives privées afin de les inclure dans son propre projet de rallier Mars. En vain jusque-là, car la navette de la NASA ne constituait que le quatrième départ et ne revenait pas sur ses devancières.

De retour dans la salle de contrôle Jupiter, le chef de projet observa le grand écran mural, mais le discours ferme du président américain n'avait entrainé aucune conséquence sur les vols spatiaux. Les trajectoires inchangées ne trahissaient pas les émois des pilotes, dans l'inconnu face à cette tension. Alech n'entendait pas dire quoi que ce soit à l'équipage européen : hors de question de les troubler. À son arrivée, Pietro le rejoignit, la mine affligée.

— Les Russes viennent de nous faire savoir qu'ils allaient devoir activer un système de protection pour leur fusée.


— Résumons. Nous sommes les seuls à ne pas avoir embarqué de système d'armement à notre bord, se désespéra Alech qui se frottait mécaniquement le menton du bout des doigts.


— Seule l'insistance du commandant nous a contraints à faire ce choix : il souhaitait un laser allemand quand nous lui proposions les missiles anglais... nous n'avons pas réussi à nous mettre d'accord.

Le chef du projet martien allait se lamenter sur la désunion européenne, mais son attention fut absorbée par l'aiguille qui mesurait les vents solaires balayant la coque d'Ariane : depuis le départ, elle ne bougeait pas de la zone moyenne. Voilà qu'elle se rapprochait dangereusement du seuil critique, signe que les impacts de protons et d'électrons augmentaient fortement.

En fermant les yeux, Alech pouvait se figurer la pression sur les panneaux de la navette, les assauts des particules, les secousses que l'équipage subissait. Les langues de feu expulsées par le soleil, des geysers de plasma à la dérive dans le noir de l'espace, risquaient de perturber les communications et les machines à bord de la fusée. Voilà pour la théorie optimiste. Il frissonna.


À chaque instant, l'appareil en route pour Mars jouait sa vie à cause de la durée excessive d'un tel voyage et des risques inhérents aux éruptions solaires. Voilà que l'humanité faisait peser sur ses messagers là-haut un danger plus grand encore, fait de tambours martiaux, de missiles et de morts.

Plongé dans ses réflexions, il ne vit pas immédiatement le mail qu'il avait reçu. Son expéditeur, un membre de la société Spaceram, devait pourtant attirer son attention, car l'entreprise partenaire de la mission avait investi des millions d'euros à sa demande. Quand il lut la missive, sa conviction était faite : il n'était pas le seul à craindre pour l'avenir.

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