Alech retrouva avec émotion la salle de visioconférence Météore. Espion des dirigeants européens lors de l'entrevue du couple Boulanger, il gardait de cette pièce un souvenir détestable. Cette fois, l'ancien chef de projet se trouvait devant la caméra.
L'écran principal affichait toujours le fond bleu frappé « NO SIGNAL ». S'en suivit un bref voile noir. La rupture fut totale quand apparut l'intérieur de la base chinoise, paysage blanc cassé, clinique. Au milieu de ce décor immaculé, le commandant Boulanger patientait, sorti de l'enfermement, traits tirés, maigre et le regard perdu.
— Bonjour, Éric, fit Lewandoski avec un sérieux de prêtre.
— Vous êtes la dernière personne que je m'attendais à voir, rétorqua le pilote déchu.
— Alors, c'est que vous êtes encore plus idiot que je ne le pensais.
— N'est stupide que la stupidité, rappelez-vous.
Le sourire de Boulanger décontenança un temps Alech : cet homme l'étonnait constamment. Sa situation aurait dû l'abattre au-delà des mots, pourtant Éric conservait cette énergie, ce sens du défi qui faisaient sa singularité et sa force. Un instant, il l'admira pour ne pas se laisser aller à la dépression, pour lutter contre l'adversité.
— Comment appelez-vous la fin de votre aventure, dans ce cas ? Éloge d'une ineptie ? Vous avez gâché notre travail, Éric, ruiné cette odyssée. Je vous le demande : pourquoi ?
— Alors, voilà le but de cet appel : me faire la morale.
— Plutôt vous montrer vos contradictions.
Les réponses sèches d'Alech trahissaient sa colère. Il rêvait depuis des mois de cette confrontation et avait supplié Pietro d'accéder à sa demande. Cette envie d'en découdre résumait toute la hargne accumulée depuis sa démission forcée, une condamnation dont il jugeait Boulanger responsable.
— Une telle joute sera veine, Alech : l'histoire s'achève et nous ne pourrons pas la réécrire, malgré notre souhait commun. Alors, autant en faire la meilleure possible, pour nous, pour les nôtres, pour que le récit continue.
— Cette philosophie ne vous a pas étouffé quand vous avez failli tous nous faire tuer.
L'attaque ne fit pas trembler l'ancien commandant, décidé à différer l'affrontement.
— Je suis en vie, vous aussi, nos familles également. Mes problèmes ne vous regardent en rien. Cet état de fait met un terme à la discussion : j'ai eu raison.
Agacé, Lewandoski comprit l'inévitable et l'accepta. Jamais il ne serait d'accord avec Boualnger et le fait d'avoir travaillé avec lui des mois durant sur la mission, d'avoir assumé ensemble les tracas, les ennuis, les solutions, tout disparaissait dans le ressentiment. Il se rappela les sessions homériques de recrutement de l'équipage, où les deux hommes avaient partagé un sadisme mesuré afin de découvrir les compagnons de la mission ; les tests interminables de l'équipement, de la fusée, écourtés par la course et un saut dans l'inconnu aussi terrifiant que salvateur ; l'avant-décollage, la motivation, la peur, tant de choses entremêlées. Tous ces souvenirs se perdaient dans cette opposition fratricide.
— Vous avez gagné. Votre nom restera à jamais comme celui qui fut le premier humain sur Mars. J'espère que ce n'est pas trop lourd à porter : avoir tout sacrifié, y compris votre famille, pour cette ligne dans les manuels d'histoire. Je serai là pour vous le rappeler à l'atterrissage, votre égoïsme a gâché la vie de beaucoup de gens.
Enfin, l'armure se fendilla. Était-ce l'évocation de sa famille, ou le coup de boutoir qui avait fait céder la digue, Éric succomba à l'aigreur.
— J'ai déjà des offres de Chine, de Russie, du Japon pour me protéger à mon retour sur Terre. Je suis intouchable, Alech, tout le monde oubliera le déroulé des événements. On se souviendra juste de Mars. Je veux porter ce message. Mars est important, c'est une étape cruciale, pas pour nous, car notre génération a accompli sa plus belle œuvre, mais pour ceux qui viendront ensuite. Plutôt que les intérêts des nations, les miens, ceux de la mission, j'ai envie de croire à un plan plus grand que nous. Quand je lisais les romans de science-fiction, je rêvais des étoiles, de les toucher, de tenir leurs branches au creux de mes doigts. Aujourd'hui, je comprends que mes mains sont trop petites. Comme mes rêves, elles sont trop étriquées, trop réelles. À nos enfants d'imaginer, de voir plus loin. Notre aventure à nous, Lao Tzu l'a résumé en quelques mots : les nouveaux débuts sont souvent déguisés en douloureuses fins.
Inspiration profonde. Expiration. Boulanger prit le temps de calmer son cœur battant, d'observer l'attitude de son interlocuteur. Alech resta sonné, chaos debout. Il préparait sa grande tirade depuis des semaines, un monceau de reproches, d'agression, de ressentiment. Son erreur lui parut plus palpable encore : il se trompait en voulant se venger, en espérant arracher à Éric une quelconque confession.
Il fallait tourner la page.
— J'ai envie d'y croire, comme vous, Éric. J'ai envie de m'investir dans cette promesse, car je suis las de tout cela. Mais j'ai peur qu'elle reste vaine, à force de compromission, de politique, d'argent et de pouvoir.
— Mars Express devra montrer les écueils à éviter, je sais qu'ils ont été nombreux. À nous de passer le message, de partager notre expérience. J'espère ne pas profiter du confort de quelque prison, juste pouvoir raconter notre histoire.
— Si c'est cela votre objectif, je veux bien vous y aider. Mais par pitié, remballez vos citations.
Ils rirent de concert.
Chacun prit conscience du chemin parcouru, des épreuves surmontées par la mission d'Ariane 6 et son accomplissement. Alech savait que cet échange serait important pour la suite de son existence. au même titre que son couple avec Gong Li, il lui donnait un but : aller de l'avant, malgré le ressentiment.
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Code Rouge
Science FictionLes grandes puissances sont lancées dans une course pour la conquête de Mars. La fusée européenne Ariane 6 vient de partir et ambitionne d'arriver la première sur la planète rouge. Mais les tensions internationales sont à leur comble. La conquête de...