Chapitre 29 : Monstruosité.

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Des panneaux de signalisation tordus et rouillés nous accueillirent sombrement. La route craquelée était en partie dissimulée par une épaisse couche de particules volatiles que le vent soulevait parfois. Ça donnait l'impression que le macadam se mouvait et ondulait comme un serpent gigantesque. Murphy observait curieusement les panneaux publicitaires illisibles et décolorés. Il se tourna vers moi, les yeux pétillants. Je voyais bien que son être entier était empli de tonnes de questions.

-« Avant que tu ne me demandes quoi que ce soit : non, je ne connais pas mieux ce monde que toi. Je suis dans le même cas que toi. Je ne comprends pas mieux que toi pourquoi cette femme souriante pose avec un tube de dentifrice sur cette affiche. Je découvre en même temps que toi ce qu'était la société avant la fin. » Déclarai-je, un peu durement certainement.

L'androïde baissa la tête.

-« Je sais. » Dit-il.

Cette fois-ci, sa déception était sincère. Sa tristesse également. Nous étions des étrangers face au monde défiguré qui nous avait enfantés. Un aveugle dans le désert aurait été moins perdu que nous.

Je passai devant Murphy, je tenais à lui éviter toutes mauvaises surprises. Des cadavres de Combattants jonchaient çà et là, inertes mais menaçants. On avait l'impression que leurs yeux allaient retrouver leur lueur de vie artificielle et qu'ils allaient se relever d'un moment à l'autre pour nous attaquer.

Les murs étaient profondément lézardés, la route aussi, la ville toute entière. Le monde entier était fissuré. Ma poitrine se serra.

Murphy pointa du doigt le bâtiment. C'était un de ces immenses buildings qui composaient la jungle new-yorkaise d'autrefois. Il avait l'air si petit maintenant qu'il lui manquait un morceau de sa splendeur. Lui aussi était fissuré de toutes parts. Il portait sur son dos le deuil d'un ciel trop gris. Un peu de fumée sortait d'une des fenêtres brisées. La porte principale avait été défoncée par quelqu'un, peu de temps avant notre arrivée. Nous entrâmes dans l'immeuble en ruines. Murphy touchait à tous les objets abandonnés, découvrant pour la toute première fois ce à quoi ressemblaient un canapé, un vase en porcelaine, un écran plat, et toutes ces choses qui servaient quotidiennement aux gens avant la fin. Il mettait à présent des images concrètes sur des idées conceptuelles. Murphy ressemblait vraiment à un enfant. Je ne pus m'empêcher de sourire devant son innocence magnifique.

J'appelai un ascenseur par pur automatisme. Je me souvenais que je prenais parfois l'ascenseur pour aller voir le médecin lorsque j'étais enfant. C'était incroyable à quel point mes souvenirs étaient développés. J'étais toujours surpris par la précision des détails que contenait ma mémoire. Évidemment, aucun ascenseur ne vint. Il n'y avait plus d'électricité depuis plusieurs années. Je n'étais pas surpris, bien qu'un peu déçu. J'aurais bien aimé retrouver la lumière d'autrefois.

Il y avait quatre étages d'escaliers à monter. Ni Murphy, ni moi-même ne manifestions le moindre signe de fatigue. Quand nous arrivâmes à l'étage des bureaux, ni lui ni moi ne parlions. Nous étions tous les deux très tendus. Nous ne savions pas à quoi nous attendre ici. Je comptais les portes que nous passions avec une angoisse grandissante. Quand nous fûmes devant la bonne porte, encore entrouverte, je pris une profonde inspiration et je la poussai. Une odeur à retourner l'estomac m'assaillit les narines. Une odeur de chair brûlée et de sang. Instinctivement, je repoussais Murphy dans le couloir pour ne pas qu'il voit le cauchemar que contenait cette pièce.

-« Ethan ! Mais que... » Protesta-t-il en bredouillant.

Je lui fis signe de se taire et je lui fermai la porte au nez tout en restant à l'intérieur du bureau. Il ne fallait surtout pas qu'il voit ce que j'avais seulement entraperçu.

Mes mains tremblaient, mes yeux me piquaient, j'avais une intense envie de vomir tant c'était épouvantable. Ce qui restait de l'individu suffisait à comprendre ce qu'on lui avait fait subir. L'homme ou la femme, car il était impossible de déterminer à qui avait appartenu ces restes, avait sans aucun doute été dépecé, vidé, désossé, et cuit. Dans le but de nourrir quelqu'un d'autre.

Cette découverte macabre confirmait ce que je redoutais le plus au monde. Il y avait des survivants à l'apocalypse. Mais ils avaient cessé d'être humains à partir de l'instant où leurs côtés monstrueux avaient pris le dessus sur leur humanité.

Ce fut avec effroi que je constatai toute l'ampleur de la situation. Un seul mot me vint à l'esprit : cannibales.

Cœur de Métal.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant