21. Périgée

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"Ce qui est dans les grands splendeurs, somptuosité, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier." - Jean de la Bruyère

***

Suis-je totalement folle ?

C'est ce que je me demande tandis que l'on me ramène dans la base.

La démence s'est peut-être emparée de moi. Les rayonnements cosmiques ont sans doute bousillé mon cerveau.

Je ne ressens plus rien.

Je veux juste qu'ils arrêtent de me dévisager comme ils le font, un mélange d'incompréhension et d'agacement, avec cette lueur mièvre et compatissante au fond de leurs regards.

On m'entraine dans un module à l'écart.

Là, quelqu'un me parle longuement. Je ne sais pas qui. Et je ne sais pas ce qu'il me raconte. Je n'entends plus rien. Se couper du monde, pour arrêter de souffrir.

A quoi bon vivre si c'est pour mourir ?

Je n'ai jamais rien connu d'autre qu'Utopia Planitia. J'ignore tout de ce qu'est la vie.

La silhouette s'éloigne, me laissant seule. Son absence laisse un grand vide dans l'air.

Que suis-je sensée faire, maintenant ? Réfléchir sur la portée de mes actes ? Sortir de la pièce et faire comme si tout allait pour le mieux ?

Sol 323, an martien 10, 15h24, heure martienne.

Je pourrais remettre mon casque, qui choit à côté de moi. Je ne savais même pas qu'on me l'avait ôté. Remettre mon casque, et regarder mes réserves d'oxygène diminuer, encore et encore, jusqu'à la mort.

Et pourtant, je sais que je n'en ai pas le courage.

Sol 324, an martien 10, 8h58, heure martienne.

Les heures passent. Je dors, je passe de longs instants à contempler le dôme au-dessus de moi.

Parfois, ma mère ou mon père entre dans la pièce. Ils tentent de discuter, de me faire sortir, mais je n'écoute pas. Je ne veux pas parler, je ne veux pas entendre. Et même si ça me fait mal de les voir souffrir, je préfère ça. Je ne veux plus voir personne.

Sol 325, an martien 10, 20h31, heure martienne.

Je touche à peine à la nourriture qu'on m'apporte. À quoi bon, alors que nous mourrons tous de faim ?

Je m'imagine Mars, tourbillonnant à une centaine de millions de kilomètres de la Terre. Une distance infiniment grande et qui n'est pourtant qu'une poussière dans l'univers. Cette pensée me donne le vertige.

La vie n'a-t-elle aucun sens ?

***

Sol 326, an martien 10, 14h08, heure martienne.

— Comment te sens-tu ?

Les yeux verts de Travis m'observent.

Comment est-ce que je me sens ? Je ne sais pas. Je ne veux pas en parler.

Notre médecin soupire.

— Repli sur soi, comportements impulsifs, irritabilité. C'est ce qu'un être humain normalement constitué ressent lors d'un isolement dans un milieu clos, en vivant constamment avec les mêmes personnes.

— Donc, je ne suis pas folle ?

— Il n'a jamais été question de folie, Harmony. Vois-tu, j'ai une théorie. Contrairement à un humain né sur Terre, tu as toujours connu ces conditions de vie. Tu étais donc moins sujette à ces choses là. Mais il est normal que ces symptômes apparaissent en période de stress intense, comme celle que nous vivons en ce moment. Qu'en penses-tu ?

Fille de Mars -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant