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Ca faisait plus d'une heure qu'ils poireautaient sur le trottoir opposé à celui de la maison d'arrêt. Ils battaient la semelle mais l'impatience n'était pas la cause première de cette agitation. Le vent frisquet qui venait s'entortiller autour de leurs guiboles leur glaçait le sang. En cette fin de période hivernale, les trois Ch'tis avaient conscience qu'on pouvait difficilement espérer mieux et se plaindre ne leur effleurait même pas l'esprit. « Temps de saison » disait-on dans le pays. La tête rentrée dans les épaules, le regard sujet à de fréquents dérapages vers le gris du portail propre à engendrer des bataillons de neurasthéniques, le trio tentait de se réchauffer les bras à grands renforts de claques. Les bulles ouateuses qui emmitouflaient leurs propos leur donnaient des allures de personnages de bandes dessinées. Leurs silhouettes aussi à dire vrai.

Djé dominait Pierrot d'une demi-tête. Carrure athlétique, une tronche sculptée au burineur et peaufinée par la pratique de la boxe, un air taciturne aussi indélébile que le bronzage naturel hérité d'ancêtres méditerranéens, il accumulait tous les ingrédients pour alimenter l'irritation du franchouillard cocardier. Un masque rébarbatif bien utile pour préserver sa gentillesse à fleur de peau, sans doute. Djé était le moins prolixe du trio. A sa décharge, il convient de préciser que Désiré laissait peu d'occasion à son pote Maghrébin d'en placer une.

D'une élégance recherchée, l'œil de velours noir caressant comme un duvet, la denture étincelante mise en valeur par une fine moustache conquérante, aux pointes aussi affûtées que les flèches d'Eros, tel se présentait l'Antillais charmeur. Son bagou ensorceleur servi par une voix de crooner collait en transes de la minette à la cougar en manque de câlins. Nul besoin d'un doctorat en anthropologie pour remonter l'origine du surnom qui collait à la peau de cet oiseau des îles ; « Le Martiniqueur ».

Les remarques variées du séducteur Black s'adressaient le plus souvent à Pierrot, en fait. Un colosse râblais, paisible, limite apathique, dont l'enveloppe charnelle s'était offert une fixette sur l'expansion horizontale au détriment d'un improbable gain en hauteur. Pierrot le rouquin poussait devant lui une bedaine si impressionnante que « le croisé de mains sur le nombril » relevait dorénavant d'un challenge physique digne de figurer aux jeux olympiques. A la différence de ses deux comparses restés du « bon côté » de la quarantaine, lui semblait plus empressé de lutiner le demi siècle. D'un naturel contemplatif, économe de ses efforts, Pierrot se contentait le plus souvent d'approuver d'un hochement de tête le propos de ses interlocuteurs. L'option « Français » avait dû être étrangère au programme scolaire de ce Ch'ti pur sucre qui ne s'exprimait qu'en patois.

L'entrebâillement du portail fut si fugace que le cri de bonheur de Pierrot fit sursauter ses deux amis.

Les bras étirés par de gros sac de plastique, le dos arrondi, les pieds plantés à 10 heures 10 histoire de bien caler l'arc de ses guiboles de cow-boy, l'énergumène tout frais libéré resta figé quelques devant le vantail à peine entrouvert. Doutait-il de la réalité de l'instant ? Un sourire veule découvrait une denture à l'ivoire jauni par la nicotine. Denture largement ébréchée par d'anciennes divergences d'opinions avec des concitoyens plus musclés que lui. Le bonnet de laine qui lui moulait le crâne jusqu'au ras des sourcils accentuait son aspect de gnome espiègle. Une bouche très large aux lèvres fines et son menton prognathe donnaient à penser qu'il avait oublié ses dentiers sur sa table de chevet. Moitié couinement moitié jappement, un cri bizarre lui échappa du gosier lorsqu'il capta la présence du trio. Les sacs plastiques lui échappèrent. Déshabitué des dangers de la ville, il s'élança au travers de la chaussée sans plus de prudence qu'en cour de promenade.

- Kiki ! Hurla Pierrot, atterré.

Aveuglé par ses larmes Kiki avait contraint une automobiliste du troisième âge à puiser dans ses ultimes réflexes pour ne pas transformer sa Traction en rouleau à pâtisserie. Et par la même occasion la carcasse du Manouche en crêpe sanguinolente. Inconscient du péril auquel il venait d'échapper, le tout juste libéré secouait ses amis au risque de les fracasser tant la frayeur les avait pétrifiés. Kiki virevoltait de l'un à l'autre avec fébrilité. Il leur pétrissait les muscles comme pour s'assurer de leur consistance bien réelle. Ce fut entre les bras de Djelloul que s'acheva son périple. Ferveur des retrouvailles ou empressement de l'immobiliser, kiki se retrouva asphyxié par l'étreinte de l'ancien boxeur.

Les Ch'tis braqueursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant