Partie sans titre 14

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La rampe de phares du lourd camion forait l'obscurité campagnarde comme un projectile pénétrant des chairs molles. Aussi molles que les méninges de Pierrot et de Désiré, avachis sur leur siège tels des soufflets retombés, le regard halluciné. Souvent le chauffeur leur filait un regard en biais, se demandant quand ils allaient se dérider. Puis il n'y tenant plus, il laissa exploser sa rancœur.

- Bordel ! Je veux bien que ça vous fasse chier d'avoir paumé votre bagnole, mais quand même !... Tu verras, c'est un déconneur né, qu'il a dit le Grand Bernard... Tu parles, ouais !... Moi qui me réjouissait d'un peu de compagnie sur ces départementales pourries !

Rien ! Nada ! Que dalle ! Pas un soupir, aucune protestation, pas même une amorce d'explication ! A croire qu'elle contenait toutes les archives familiales, leur charrette brasero. Même apathie persistante. Le routier serviable haussa les épaules.

Quelques kilomètres après la sortie d'Epernay il n'eut aucune peine à dénicher le nouveau point de travail de la fesse tarifée itinérante. Une vaste étendue de caillasse blanchâtre assez ferme pour accueillir les poids lourds et leur conducteur. Le chauffeur s'y engagea sans délicatesse et enfonça les freins avec hargne. Tels des elfes outrageusement fardés, quelques filles sortirent des sous-bois pour venir parader dans la lumière des phares.

- Tiens. Si c'est pas trop te demander, envoie-moi le rouleau d'essuie-tout qui est dans la boite à gants. Je ne sais pas si c'est vos tronches qui me font cet effet, mais j'ai comme une envie urgente de dépoter.

Pierrot tendit l'objet demandé d'un geste automatique. Le chauffeur s'enroula un confortable morceau de papier autour de la main gauche et sauta du camion, abandonnant le rouleau sur le siège. Il rembarra d'un geste une fille en approche, puis s'enfonça dans les buissons.

- Renvoie le rouleau par ici, s'il te plait, demanda Désiré.

- Pas la peine de chialer. Vaut mieux trouver eine bonne explication pour les aut'es. (Vaut mieux trouver une bonne explication pour les autres.)

- Il est bien question de chialer, tiens !... C'était mon idée, peut-être, d'aller truffer tous les endroits inaccessibles de la bagnole? Une valise ou des sacs, on aurait pu les sortir. Alors que là...

Pierrot n'avait pas l'âme chicanière. Il détourna la tête tandis que Désiré dévalait du camion à son tour. Maladie contagieuse ? Le gros rouquin effectua à son tour une provision de papier pour aller se soulager dès le retour de Désiré. D'expérience il savait que pour ce genre d'exercice, Désiré ne conservait jamais le pantalon baissé très longtemps. Bien le seul !

En voyant son ami sortir des fourrés Pierrot ouvrit la porte du camion. Juste à temps pour entendre Désiré rabrouer une prostituée.

- Ah toi ! C'est pas le moment !... Les derniers hauts talons que j'ai écartés, ils m'ont cramé la peau du cul et celle des roustons ! Alors, même si c'est toi qui payes, c'est non !

Émanant de Désiré, cette saillie inattendue eut au moins l'avantage d'arracher un sourire à Pierrot. Après tout, est-il réellement possible pour un être humain de lutter au quotidien contre sa nature ? Bonne âme, le rouquin se persuada que non.

Une fois allégé, alors qu'il sortait des taillis, Pierrot sentit tout l'ensemble de son système pileux se hérisser sous l'effet de la frayeur. Deux motards de la gendarmerie nationale avaient rangé leur engin devant le camion. Alors que l'un passait les documents du chauffeur au crible, l'autre tentait d'arracher quelques phrases cohérentes à un Désiré au bord de la panique. Le rouquin prit une profonde inspiration pour se donner du courage puis il se lança à l'abordage.

- Déjà, y a trois heures, y'a manqué d'cramer din ch'bagnole. Si in plus vous vous l'mettez sur chus'grill, qu'est-ce qué ché qui va ein rester dé ch'pauf' garchon ? ( Déjà qu'il y a trois heures il a failli cramer dans la voiture. Si vous le mettez sur le grill, qu'est-ce qu'il va en rester de ce pauvre garçon ?).

Dans son sursaut de surprise, le motard amorça un geste instinctif vers son étui de ceinture. La voix nonchalante, posée, qui l'avait surpris était départie de toute forme d'agressivité. Elle exhalait plutôt la lenteur d'esprit paysanne, plus portée à prendre son temps pour bien faire les choses que de se précipiter au risque de tous faire de travers.

- D'où vous sortez, vous ?

- Ben... de ch'bo. ( Ben... du bois.)

- De ch'bo ? En quelle langue vous exprimez-vous ?

- Ben !... ein Français, pardi ! Mais ein Français de ch'Nord.

- A défaut d'interprète, je vous prierai de faire l'effort de rassembler vos souvenirs de classe pour répondre à mes questions.

- Même si j'veulo, je n'pourro point, t'cho. Mi j'sus seul'min d'allé à ch't'école squ'à neuf ans. Après, zou ! Démarier bett'raf, à peunchère, pi les fourraches, et tous les jours traire ché vaques. Te vo... j'ai pas coûté grand min à ch't'éducation nationale ! (Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Je suis seulement allé à l'école jusqu'à neuf ans. Après Zou ! Démarier les betteraves, ramasser les pommes de terre, faire les foins et tous les jours traire les vaches. Tu vois... je n'ai pas coûté grand-chose à l'éducation nationale !)

Désiré ouvrit la bouche pour traduire, mais le motard l'interrompit d'un geste.

- En gros, j'ai compris.... Mais vous y faisiez quoi, dans le bois ?

- Ben... j'ai été coulé ein bronsse, comme ein dit par chez nous. ( Je suis allé couler un bronze, comme on dit par chez nous.)

- Couler un... répéta posément le gendarme. Oui ! Je vois... enfin, non, je ne vois pas. Vous allez venir me faire voir.

- Quoi ? Min brin ? S'exclama Pierrot, interloqué.

- Au point où nous en sommes, appelez çà comme vous voulez... et vous, ajouta l'agent de la force publique en pointant l'index sur Désiré ; vous ne bougez pas de là !

D'un geste de la main, le gendarme invita un Pierrot ébaubi à le précéder dans les taillis. Encore une chance qu'il ait pu disposer de papier et, qui plus est, d'un format suffisamment grand pour être retrouvé dans le noir sans trop de difficultés.

- O.K ! Fit simplement le gendarme en avisant l'objet de ses investigations « sur le terrain ».

Face aux confirmations du chauffeur qui se disait prêt à signer une attestation sur l'honneur comme quoi la voiture de Désiré avait bien brûlé sur le parking d'un restaurant routier Belge, avec tous ses papiers à bord, les gendarmes s'en furent contrôler les autres chauffeurs routiers.

Quelques kilomètres plus loin, Pierrot se décida enfin à laisser paraître sa stupeur.

- Y sont malates, ché flics !... Aller vire min brin !... Un peu pus, y l'auro pésé que j'n'auro pas été pus étonné ; sais-tu ? (Ils sont malades ces flics ! Aller voir ma merde. Il l'aurait pesée que je n'aurais pas plus été étonné)

Désiré traduisit en Français académique les causes d'étonnement de son ami, déclenchant chez les routier un fou rire qui fit louvoyer dangereusement le camion sur la départementale.

Le chauffeur avait les yeux si inondés de larmes qu'il jugea d'ailleurs plus prudent de s'arrêter.

- Il est trop, ton copain !... En fait, le flic n'avait rien à carrer de la couleur ou du poids de sa merde. Tous les poulets de France sont sur les crocs à cause des menaces d'attentat. Comme ils connaissent les ficelles des barbus hystéros, ils traquent les terroristes capables d'enterrer des poubelles d'explosif dans les bois.

- Des terroristes en champagne ? S'étonna Désiré.

- Parait que c'est Euro Disney qui serait visé. Et comme les gars sont supposés venir d'Allemagne ou de Hollande, c'est un itinéraire plausible pour ces malades. Enfin... ce que je vous en dis, c'est texto l'explication de l'autre pandore.


Les Ch'tis braqueursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant