Le mirador greffé en bout de bâtiment, au niveau du deuxième étage, offrait une vue dégagée sur la grande cour de promenade grillagée. Un enclos contemporain des minuscules cours « en fromage » subsistait cependant, situé juste sous les pieds de la vigie Une cour de haute sécurité coiffée par un fort treillis métallique. Trois détenus y déambulaient. Le Pacha, un sexagénaire solidement charpenté, surnommé aussi « gueule en or » à cause de sa denture outrageusement auriférée. Le Pape, de taille plus modeste, la quarantaine bien sonnée, le visage affligé d'un indélébile sourire moqueur. Et le dernier larron, Jeannot, poisson pilote et homme à tout faire de ce dernier depuis les bancs de la maternelle.

Contrairement au reste de la population pénale chichement vêtue ou porteuse de tenues de sport de marque pour les plus jeunes, les deux têtes d'affiches pour cours de justice en tous genres arboraient des costumes de grands faiseurs, standing oblige. Ils zigzaguaient entre les flaques pour préserver leurs chaussures hors de prix. Le statut de chauffeur-garde du corps du Pape autorisait à Jeannot le port plus confortable de jeans, d'un gilet de laine et de tennis.

- Allez ! Sois brave, Pacha ! Qu'est-ce t'y connais en braquages ? T'es toujours à tailler des costards à tous ceux qui ne pensent pas comme toi, et pour toute spécialité flibustière, tu ne peux te glorifier que l'exploitation des intellectuellement faibles ou des junkies.

- Ne confond pas « plumage du gagne petit » et « arnaque au fisc », bonhomme ! A tout seigneur tout honneur ! Se rebiffa Le Pacha, théâtral, avec son accent belge à couper au couteau.

- Avant de filouter le fisc, faut bien que tu le rapines bien quelque part ton blé, non ? Que ce soit celui des mamies qui asticotent tes bandits manchots dans les arrières salles de bistrot, ou celui de tes faux poids qui y essorent le micheton dans les palaces, ne me raconte pas qu'il flaire ta sueur !

Vexé, le Pacha se rengorgea et la joua sur la partition de l'indignation majeure. Le pourpre qui lui était monté aux joues renforçait l'éclat de son invraisemblable « bronzage léopard » du aux zones de dépigmentation laissées par son vitiligo. Il avait la colère Wagnérienne, le Pacha. Le timbre de stentor d'un pilier de la comédie française. Du Guitry en pleine parade avec les poumons de Gabin dans « La traversée de Paris ».

- Mais t'es un vrai enfoiré, toi ! C'est un réquisitoire de charognard que tu nous ponds là ! De la Fouquier-Tinville en sur-mesure et dans les grandes tailles, dis-donc !... Môssieur estimerait-il plus respectable de brandir une escopette sous le nez des banquiers pour leur essorer de le tiroir-caisse, des fois ?

- Eh !... Qui sait ?... Je n'ai jamais poussé la malhonnêteté jusqu'à chercher l'absolution d'office dans les urnes républicaines, moi. Ne t'en déplaise Pacha; avec un rien d'instruction en plus et un stylo Mont-Blanc en pogne, j'aurais pu aussi amasser l'oseille à la brouette et en toute impunité. Mais voilà ! Je suis né le cul dans les bleus de chauffe et avec l'indécrottable dignité du prolo. Le copinage politicos ne me fait pas bander. Chez les « boulots » on n'enseigne pas l'art du piratage en dentelles, du tripatouillage de haut vol, de la jonglerie boursière avec les devises fortes. Un pareil héritage génétique, c'est un handicap social de naissance, crois-moi. Il devrait d'ailleurs figurer dans la Charte des droits de l'Homme comme circonstance atténuante automatique.

Le gardien qui ne perdait pas un mot de l'échange verbal avait beau s'agiter les neurones en secouant la tête, il n'y comprenait que pouic. Pas rassurant du tout d'avoir des intellos dans la clientèle, même si le cursus scolaire de ceux-ci émanait bien d'avantage des bibliothèques carcérales que d'un quelconque programme académique.

Les Ch'tis braqueursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant