Les Ch'tis braqueurs

Partie sans titre 8

A la terrasse d'un bistrot de la Grand Place de Saint-Amand-Les-Eaux, Pierrot faisait face à Kiki et à Djé. Si ses copains étaient visiblement insouciants, lui se rongeait les sangs.

- Quéqu'un l'conno, ch'te fille ? S'angoissa-t-il. (On la connaît, cette fille ?)

- J'sais juste qu'elle doit être caissière dans un super marché. Mais rien de plus. Toute façon, je crois que je dois avoir de l'famille aussi dans le secteur. Alors te bile pas, on ne dormira pas sous les ponts avant d'êtes riches ! Rétorqua Kiki.

- Etes riches ? S'étouffa Pierrot, au bord de l'apoplexie.

*

Les trajectoires hasardeuses du trente-huit tonnes traversant l'agglomération douaisienne soulevaient des rafales de klaxons indignés. Et plus encore par l'envolée du taux d'adrénaline des malheureux conducteurs qui se retrouvaient poussés contre les bordures ou dangereusement refoulés vers les autres voies de circulation.

- Et alors, quoi, Pierrot ? Aboya Kiki en tournant le volant à la manière d'une ménagère égouttant la salade dans une essoreuse de table. Qu'il n'ait pas voulu voler un camion à un ancien patron ou qu'il ait eu peur d'être reconnu, qu'est-ce que çà change ?... Qu'est-ce tu fais chier, je sais le conduire ce camion, oui ou merde ?

- Un trente-huit tonnes, Kiki ! Ca se conduit pas comme trois tonnes cinq, bordel !... Un semi remorque, en plus ! Ca fait au moins vingt voitures que tu ébouriffes. Tu vas finir par ameuter tous les poulets du département, Bon Dieu !

Kiki expulsa bruyamment l'air de ses poumons en signe de dédain. A l'horizon se profilait un vaste rond-point verdoyant piqué en son centre d'une espèce de vestige féodal ; la porte de Valenciennes. Sur la droite, un square protégé par une haie touffue. Pour le plus grand soulagement de Djé, une voiturette sans permis aux louvoiements encore plus capricieux que ceux du poids lourd les précédait, interdisant tout espoir de dépassement. Surpris par un ralentissement intempestif du véhicule, Kiki dût se mettre debout sur la pédale de frein pour ne pas froisser l'arrière du parallélépipède de plastique. Un genre de gros skate-board motorisé et carrossé au carré dont le chauffeur ne s'aperçut de rien.

Le visage violacé, paupières et lèvres mi-closes, le chauffeur de la voiturette grommela de vagues imprécations envers la cassette audio que son index louvoyant cherchait à enfoncer dans l'autoradio. Toute une aventure avec le degré d'alcool qu'aurait pu afficher un éthylotest assez solide pour résister aux vapeurs d'acétone propagées par un coup d'haleine.

Un coup de klaxon puissant comme une corne de brume obtint la performance insigne de faire tressaillir l'ivrogne. Pas beaucoup, mais suffisamment pour s'apercevoir que le feu tricolore qui l'avait stoppé était passé au vert. Le pochetron enfonça l'accélérateur d'un coup sec. La voiturette bondit en avant et, par réaction logique, la cassette non enclenchée observa une trajectoire inverse. Réaction insupportable pour le mélomane aviné qui planta sur le frein un coup de talon aussi brutal que la précédente pression exercée sur l'accélérateur.

Surpris par la manœuvre, Kiki s'agrippa au volant et pesa de tout son poids sur le frein. Le mastodonte propulsé par la puissance de la première courte plongea du nez en cirant le bitume de toutes ses roues bloquées. En fin de course, sous l'impulsion du redressement violent de la cabine renvoyée par la détente des amortisseurs, le pare-chocs du trente-huit tonnes flanqua un formidable uppercut au pare-chocs arrière de la voiturette.

Djé émergea des dessous du tableau de bord où le coup de frein l'avait propulsé. Livide, Kiki tortilla des fesses pour se décoller du siège sur lequel le contrecoup l'avait incrusté. Les deux compères échangèrent un regard angoissé, puis le même élan d'appréhension les précipita vers le pare-brise. Un constat angoissant donna lieu à un nouvel échange de regards; de l'avant du camion jusqu'au rond-point, la chaussée était absolument vide.