13 - Sortilège de Jais

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- Tu vois que tu l'as passé ! T'avais pas à t'inquiéter !

C'était la quatrième fois que Shin me disait cela en l'espace d'une heure. Elle faisait référence à l'examen de passe-muraille. J'avais reçu les résultats par la poste le matin même, et par automatisme la première prévenue fut Shin. Comme c'était un vendredi elle avait proposé de fêter mon 95/100 tous ensemble... Sauf que personne ne pouvait venir à part elle, ce qui m'arrangerait. Je me plaisais à passer du temps avec Shin, mais j'aimais également la tranquillité, alors une "fête" composée de deux personnes était idéal. Cela ne l'avait pas empêchée de venir avec son violon, habillée pour un concert en longue robe noire d'inspiration chinoise.

Je nous préparais un repas, mais j'étais un peu gênée : depuis l'examen, j'avais quelque chose dans mon dos qui m'irritait, et j'avais beau tenter désespérément de gratter, je n'y arrivais pas, donc je m'occupais avec autre chose. Taquiner mon invitée était parfaitement efficace :

- C'est seulement parce que tu m'as foutue la frousse avec ta tenue de Yuki-Onna ! protestai-je, surveillant d'un œil distrait les casseroles qui bouillionnaient. Le personnage t'allait très bien d'ailleurs, tu devrais faire du théâtre.

Elle s'assit comme une gamine sur ses genoux près de la table basse, enjouée. Elle pouffait.

- Qu'est-ce qui te fait rire comme ça ?

- Plein de choses ! Déjà le fait que tu portes un tablier pour cuisiner...

- Je ne vais pas risquer de me salir pour des spaghettis non plus ! répliquai-je agacée. Une autre raison ?

- Parce que la légende court dans ma famille que nous serions les descendants du plus jeune enfant de Minokichi et Yuki-Onna, ajouta-t-elle du tac au tac. C'est quelque chose dont ma tante est très fière.

Je savais que Shin avait grandi dans un orphelinat, et n'avait eu affaire à sa tante quasiment que pour les questions de financement de sa vie en dehors des cours. Elle avait de quoi payer le loyer et les factures en plus d'un maigre surplus pour la nourriture, mais d'après la façon de parler de Shin, elles n'étaient pas spécialement proches. Ce devait même être la première fois qu'elle parle de sa tante d'une façon plutôt positive. J'hésitais à la presser là-dessus, mais je décidai de laisser ce sujet pour une autre fois.

- De toute façon, même si c'est vrai, je ne dois plus avoir beaucoup de Yuki-Onna en moi... J'ai horreur du froid et mes mains sont toujours chaudes, commenta-t-elle, puis se levant soudain et avançant jusque moi : Tiens, sens !

Elle prit ma main dans les siennes. En effet, elles me paraissaient presque brûlantes en comparaison avec les miennes. Même sa teinte de peau recelait de soleil, contrastant avec mes doigts qui paraissaient presque violacés à cause des veines bleues qui les parcouraient.

- Toi par contre, tu es faite pour le rôle d'Oyuki ! sourit Shin, me lâchant les mains et saisissant son violon. Ça ne te plairait pas de jouer la douce femme fidèle de Minokichi qui cache un lourd secret ?* C'est une tragédie qui te conviendrait, non ? En plus, tu adores l'hiver avec tes longs manteaux !

Elle plaça l'archet sur les cordes et joua quelques notes aiguës vives et légères. Malgré la joie du ton, je trouvais toujours que le violon avait des airs de tristesse dans son chant... C'était l'artisan idéal pour les sentiments mêlés, le bonheur et la mélancolie en même temps... Un oiseau qui crie afin de protester contre sa cage... Ces quelques notes m'avaient comme enchantée, et la musicienne l'avait remarqué. Elle changea de posture, se mit plus droite et sérieuse, puis continua, cette fois laissant les cordes sangloter longuement un air d'été, transformé en oraison funèbre aux jours chaleureux.

The Best Way to DieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant