Les Fossoyeurs (L'Hybride, livre 2)

21.1 : Le Futur

Le sous-bois répandait une odeur de moisissure fraîche, drainée par une brise rafraîchissante. Les feuilles frémissaient sous sa caresse et lui offraient un concert de froufrous, à peine audible pourtant. Sous ses doigts, l'écorce rugueuse du frêne écorchait sa peau délicate, mais Clara s'y cramponnait de toutes ses forces, quitte à l'égratigner plus encore. À ses pieds, un ravin d'une centaine de mètres lui offrait une vue plongeante sur le tumultueux cours d'eau qui sillonnait la forêt. Les vaguelettes calmes et les berges caillouteuses du petit ruisseau d'eau douce dont elle avait le souvenir s'étaient transformées en un torrent boueux. Ses sombres vagues arrachaient chaque fois un peu plus de terre aux berges humides, emportaient parfois les branches affaiblies d'un arbuste ayant eu l'audace de pousser là. De nombreuses averses avaient gonflé son cours ; un véritable petit fleuve s'écoulait en contrebas. Subjuguée par le spectacle, le regard de Clara restait accroché au courant. L'écume grisâtre heurtait les parois lâches constituées de terre et de pierres, sur lesquelles elle empiétait parfois pour élargir son lit.

Du haut de sa position, Clara comprit vite qu'elle n'était pas à l'abri : les racines du gros chêne s'étaient découvertes et pendaient dans le vide. À chaque coup de vent ou vague furieuse, quelques mottes s'arrachaient au sommet qui surplombait l'eau, aussitôt emportés. Étouffés par le vacarme assourdissant des flots, elle n'entendait même pas les « plouf ! » caractéristiques de leurs chutes et distinguait à peine leur point d'entrée sitôt qu'ils se trouvaient immergés.

Son œil capta un mouvement, une couleur incongrue ; son oreille un cri étouffé. Avec stupeur et horreur, elle remarqua un corps entraîné par le cours d'eau. Relâchant doucement sa prise sur l'écorce autant par fatigue que par désir de mieux distinguer ce qui se passait en contrebas, elle se pencha en avant. Le cri aigu de la victime résonna dans le ravin avant de parvenir à ses oreilles : la petite fille prisonnière des flots se débattait encore. Avant de s'en rendre compte, Clara relâcha la pression de ses doigts sur le tronc de l'arbre. Ses pieds perdirent leur stabilité. La terre s'effrita sous elle et elle plongea.

* * *

À son réveil, Clara suffoquait encore de la sensation d'étouffement qui avait suivi sa chute. Après s'être engouffrée dans son nez, l'eau boueuse avait empli sa bouche d'un désagréable goût terreux. Branches mortes et galets avaient heurté son corps sans relâche, tandis que le courant l'avait menée plus loin qu'elle n'aurait jamais pu aller seule à cet âge. Elle se redressa et toussa à s'en décrocher les poumons, prête à recracher toute cette eau imaginaire. Si le visage de la fillette lui échappait encore, le souvenir de cet enfer liquide subsistait avec ténacité.

Ses maigres forces n'avaient pas suffi.

Son regard vagabonda dans la pièce : le bureau. Elle se trouvait seule et à en juger par la lumière qui se déversait à l'intérieur, le jour était déjà bien entamé. Clara souffla de soulagement.

L'un des mystères de sa vie venait d'être levé. Elle ne s'était jamais rappelé plus que son escapade en forêt et l'eau qui la noyait. Ce rêve, qui n'en était pas un, venait de lui remémorer des éléments oubliés et portait un éclairage nouveau à son histoire. Une seule question la taraudait encore : avait-elle sauté ou était-elle tombée ? Sans doute ne le saurait-elle jamais réellement. À peine âgée de quelques années, elle avait eu l'envie folle de sauver cette enfant prise dans les eaux. La petite fille qu'elle était à l'époque n'avait pu se résoudre à assister passivement à sa mort. Mais elle se rappelait aussi de la terre qui se dérobait sous ses pieds, de la sensation de vertige que sa chute avait provoquée.

Non, tout devait avoir été un accident. Elle n'avait probablement pas eu le temps de partir rechercher de l'aide. Et ses capacités ne lui avaient pas permis d'apporter une aide véritable à la fillette.