Les Fossoyeurs (L'Hybride, livre 2)

22.3 : le Quotidien

Trois semaines s'écoulèrent, pendant lesquelles la vie reprit son cours.

Dans Clarme, les chantiers se raréfiaient et les habitants tentaient de reprendre leur vie là où elle avait été interrompue. De nouvelles élections étaient en préparation, après de longs débats sécuritaires sur les candidats et leurs potentielles dérives. Policiers et militaires sillonnaient toujours les rues et l'on parlait encore d'arrestations de sympathisants du très bref président inconnu, officiellement mort. Clara soupçonnait que le corps d'un Fossoyeur, voire celui de Justin, avait servi de bouc émissaire. Dans l'état où elle l'avait laissé, il ne représentait plus une grande menace.

Quant à elle, Elenya gardait profil bas, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Leur dernière entrevue semblait lui avoir suffi. Clara savait son répit de courte durée, mais entendait le savourer jusqu'au bout. Après avoir préparé quelques sorts préventifs, bien sûr.

Le bar n'avait pas tardé à rouvrir. Avant même que la rue fût déblayée, il était déjà accessible aux riverains et à tous ceux qui souhaitaient boire un verre loin de chez eux. Les premiers jours avaient été difficiles ; les clients déprimés, harassés ou avec à peine assez d'argent pour payer leurs consommations n'avaient pas affiché un visage des plus avenants ni des plus sereins. La lourdeur de leurs situations avait pendant plusieurs jours poussé Clara à offrir au moins une consommation à chaque client. Boris avait protesté, mais Gilles et elle lui avaient fait comprendre que son geste n'entacherait pas les comptes... comme de bien entendu, les clients avaient afflué les jours suivants.

Lorsque, au bout d'une semaine, les Guns avaient proposé de reprendre la scène, Clara avait bondi de joie. D'abord parce qu'ils avaient survécu à la mise à sac de la ville ; ensuite parce que leur présence amenait toujours plus de clients.

La clientèle du bar avait vraiment changé depuis le décès de Georges... Parfois, elle regrettait le côté vieillot du bar, le jazz et le swing qui lui emplissait les oreilles tous les soirs... Son refuge était devenu différent. Toutefois, elle se félicitait d'avoir su redonner un nouveau souffle à la vieille enseigne.

Nicolas avait finalement accepté d'épauler Boris. En plus des jobs qu'il cumulait en journée, il travaillait de vingt heures à la fermeture du bar en soutien à Boris. À deux reprises, des Fossoyeurs avaient tenté de faire régner leur loi dans le bar et failli tuer plusieurs innocents. Sans son intervention, Clara aurait eu du pain sur la planche – et un résultat beaucoup moins satisfaisant. En l'engageant, elle avait espéré passer plus de temps avec lui pour dépasser les limites de leur relation précédente...

Quelle naïveté.

Le Fossoyeur, s'il lui accordait volontiers quelques gestes affectueux et acceptait de passer du temps en sa compagnie, restait fermé comme une huître dès qu'elle abordait des sujets plus personnels. Chaque soir, il la raccompagnait chez elle et disparaissait, la nuit durant, dans la maison de sa mère pour y poursuivre les travaux. Lorsqu'elle le retrouvait le lendemain au bar, il affichait une mine plus sombre encore que la veille. Cette maison éveillait de trop douloureux souvenirs pour qu'il en revînt indemne. Sa manière de ne s'imposer ce mal agaçait Clara. Cherchait-il à se punir d'une faute, réelle ou imaginaire ? Quel qu'en fût le motif, elle ne parvenait pas à le lui faire comprendre sans déclencher sa colère froide. Celle qui lui clouait le bec d'un simple regard et la dissuadait de pousser plus loin sa chance. Ces blessures secrètes, qu'il couvait jalousement, semblaient trop vives encore. Et l'Ange avait beau l'encourager à ne pas renoncer, il refusait d'insister trop. Quelle serait la réaction d'un Fossoyeur acculé ? Il préférait ne pas le découvrir sans y être préparé.

Éric avait retrouvé son journal. Comme le bâtiment avait souffert des sbires de Jérôme, le directeur du Aujourd'hui avait loué de nouveaux locaux en attendant la reconstruction, situés à proximité du bar. Son frère en avait donc profité pour venir boire un verre à l'occasion, sans jamais rester plus d'une heure. Il travaillait d'arrache-pied sur un dossier consacré aux évènements de Clarme.