Sourires et charité.

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«Il y avait dans ses yeux une ombre et du brouillard épais. Dans son iris, des tâches sombres semblaient s'agripper à la couleur bleue pour en gâcher la beauté.

Il y avait dans ses yeux de la peur. Je lui ai tendu la main, et je lui ai dit "viens"  »

« Des feuilles, des feuilles...J'ai besoin de plus de feuilles ! »

Les mains de Lola tremblaient, ses doigts s'accrochaient au crayon à la mine usée avec force, il y avait dans ses lèvres crispées de la concentration intense et sans limite. Si ses lunettes glissaient sur son nez aquilin, elle les redressait d'un coup de tête bref et rapide.

« Tu es à ta septième page.

-C'est pas assez. J'ai trop d'idées dans ma tête. Tu sais, ça fuse, ça tourbillonne. Allez, allez, une feuille ! »

Je lui donnais des copies. Je lui tendais la main, et elle m'ignorait sans cesse, obnubilée par son travail. La voyant ainsi, elle semblait s'introduire dans les mots et les phrases pour ne jamais en sortir.

« Tu peux au moins m'expliquer ce que tu écris exactement? dis-je au bout d'un moment.

-J'écris un scénario. Pour un court-métrage » .

Je le savais déjà, mais je voulais qu'elle m'en parle, qu'elle me l'explique de la façon la plus excentrique possible. Si l'art la passionnait et la poésie l'excitait terriblement, le cinéma était sans doute son rêve le plus fantasmagorique.  « J'aime me dégourdir l'esprit sur une feuille. Créer des histoires, d'amour, d'amitié. Des histoires de femmes, d'hommes, de jeunes, de vieux. Tout. Créer, des intrigues et des mots qui s'enchaînent et qui forment un monde, un personnage, une image, une sensation. Une musique, un murmure, un plaisir. Je veux être la nouvelle Hitchcock, le renouveau du cinéma. Je veux ressembler à Jean-Luc Godard avec sa cigarette et ses lunettes de soleil, je veux créer encore et encore jusqu'à dépasser les limites de l'imaginaire. Je serais comme la Coco Chanel du cinéma, la garçonne du septième art. Je serais moi, tout simplement » . J'aimais quand Lola me parlait de cinéma, car j'aimais écouter parler des personnes passionnés. Ça me rendait heureuse de voir ceux qui avaient donné un sens à leur existence.

Ce qui me fascinait chez Lola, c'était cette imagination débordante qu'elle avait. Dolores rimait avec ce même mot : elle inventait sans cesse, elle s'introduisait dans un autre monde, dans une autre dimension. Elle me montrait, dans ses idées qui paraissaient souvent farfelues, comment dépasser les limites du réel. Et ça me plaisait, lorsque je lisais quelques mots qu'elle avait écrit sur une feuille, et j'entrais dans un autre univers.

Elle se redressa, me regarda enfin, soupira trois fois, ferma les yeux.

« Imagine. Simplement, imagine. Un centre de désirs.

-Un quoi ?

-Ce sera le titre. Une maison, une sorte de centre pour alcooliques anonymes, où tous les jours, une dizaine de personnes s'y rendent. Ils y expliquent leurs plus profonds et subtils fantasmes. Tous ces désirs ensevelis qu'ils n'ont jamais pu réaliser. Et pendant ce temps, une femme les écrit sur une feuille. Puis, un par un, chacun se dirige vers une salle...Une grande salle aux murs en béton armé et au sol carrelé. Et là, ils s'assoient sur une chaise. On leur pose trois électrodes sur la tronche, on les branche à un ordi, on les fait entrer en sommeil paradoxal, et hop ! Leur désir est réalisé à travers leurs rêves ».

Je me suis alors souvenue, en l'écoutant, de la première fois que je l'ai aperçue. Assise seule dans les couloirs de la faculté, un livre entre mes mains ; j'avais mes écouteurs aux oreilles et du jazz qui sonnait, sûrement Nina Simone qui faisait trembler les touches du piano contre mes tympans. Alors, une silhouette s'était approchée de moi. Je ne l'avais pas vue venir, j'avais simplement senti sa présence soudaine juste en face de moi. Mes yeux s'étaient levés vers elle, et avant que j'eus le temps de pouvoir lui dire quoi que ce soit, Lola, qui était une simple inconnue à cet instant précis, avait parlé de sa petite voix rassurante :

« Excuse-moi de te déranger...Je peux m'asseoir là, juste à côté de toi ? ».

J'avais cessé de lire et m'étais concentrée sur cette personne en face de moi. Lors de cette rencontre, j'avais pressenti quelque chose dans ses yeux marron qui me regardaient. Pour une certaine raison, je lui avais souri, ôtant les écouteurs de mes oreilles, comme si tout mon petit univers s'arrêtait pour elle. Je m'étais décalée, la laissant se poser à côté de moi. Elle m'avait parlé du devoir que nous avions à préparer pour le jour suivant. « Un calvaire », elle disait. Et nous avions continué à parler des professeurs que nous détestions, des élèves que nous voulions virer de l'amphithéâtre. J'avais aimé la manière dont Lola se moquait des gens. Elle avait raison. Elle aurait pu se moquer de ma personne, de mes mains maladroites, de ma démarche retroussée, et de mes grands yeux toujours apeurés lorsque je me baladais dans les couloirs de la faculté, que je ne l'aurais pas mal pris. En fait, la bonne humeur et la sincérité de cette fille lorsqu'elle me parlait me rendaient aussi heureuse qu'elle. Je riais et l'accompagnais dans sa farce, tandis que petit à petit, j'oubliais ce pourquoi je m'étais assise là : pour écouter de la musique en lisant un livre ; pour m'échapper de ma vie monotone et ennuyeuse.

Et Lola y était parvenue. En quelques minutes, elle m'avait fait oublier ce pourquoi j'étais là. J'avais trouvé ça passionnant.

Elle écrivait sur sa feuille son scénario, en s'inspirant de temps en temps avec un simple regard qu'elle lançait à ses alentours. Soudainement, elle a dit :

« Tu sais Hélène...La première fois que je t'ai adressé la parole...

-Oui ?

-Je l'ai fait pour une simple et bonne raison ».

Elle a levé les yeux vers moi, et j'ai grand ouvert les miens, parce qu'elle me faisait peur, alors qu'elle pointait son stylo ouvert vers moi et qu'elle mordillait le bouchon de ses dents.

« Je t'ai vue faible.

-Faible ? j'ai répété, étonnée et presque honteuse.

-Oui faible. T'étais seule, t'avais ta musique et tes livres. Quand je t'ai parlé, tu m'as regardé avec tes grands yeux, là, du genre apeurée, comme si tu n'avais jamais adressé la parole à un inconnu.

-Ah, tu sais, je...

-...Donc j'ai décidé d'aller te parler parce que...Parce que je voulais pas te voir comme ça, en fait. Je déteste ceux qui sont faibles. On dirait que le vent va leur souffler dessus et qu'ils vont s'envoler. Que de simples mots peuvent les détruire. Qu'ils ne sont rien que des êtres frêles et impuissants face à ce monde qui les impressionne ».

A cet instant, je suis restée de pierre, car j'ai cru lire entre les lignes que Lola venait de me faire un reproche.

« Tu viens de me dire, là, que...Que je suis faible ? T'as dit ça, Lola ? ».

Elle m'a regardé à nouveau, mordillant son stylo. Et elle a simplement hoché la tête, avec sérénité, avec confiance. Comme si ce simple geste ne signifiait rien pour elle.

Pourtant, il signifia beaucoup pour moi. Mon cœur fit un bond à l'intérieur de ma poitrine, et j'eus une sensation de mal-être qui s'en pris à mon corps. Honteuse j'étais, et j'essayai par la suite d'éviter tout contact avec quiconque autour.

En fait, Lola avait raison. A cet instant précis, alors que mes yeux cherchaient où s'amarrer, elle venait de démontrer ce qu'elle m'avait expliqué : j'étais faible.

Oedipe reineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant