Reflet distordant.

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« J'ai déchiré des pages et des pages,

Dans le miroir j'ai brisé mon visage ».

Louis Aragon, Le Roman inachevé.

Le jour suivant, je décidai de ne pas aller à la faculté. J'avais dormi très mal. Ma tête tournait lorsque je fermais les yeux dans le noir. J'avais l'impression d'être dans une montagne russe qui gigotait en tous sens, mon corps était comme transporté dans un bateau qui tanguait entre les vagues. J'avais des nausées soudaines, et des sensations de froid envahissaient mon corps. Tout ça, alors que j'étais couchée dans mon lit, la bouche grande ouverte, essayant tant bien que mal de dormir.

Le matin suivant, j'eus une gueule de bois horrible. Je n'arrivais presque pas à marcher, j'avais des bleus dans toutes mes jambes des chutes que l'alcool m'avait provoquée. Je pris mon petit déjeuner sans réellement avoir faim.

Ma mère était avec moi, elle me regardait de temps en temps, avant de continuer à lire son livre. Elle ne me posait aucune question, et moi non plus. Je ne voulais pas lui parler, je voulais éviter tout malentendu. Et surtout, je ne voulais pas qu'elle sache tout ce que j'avais fait.

Après avoir fini mon petit-déjeuner, ma mère parla enfin. Elle m'annonça qu'il était temps pour elle de partir. Je fus saisie d'un sentiment d'insatisfaction hypocrite. Au fond de moi, malgré tout ce que j'avais pu lui dire et lui faire endurer, je ne voulais pas qu'elle s'en aille, et j'étais très désolée pour elle. Mais à cet instant, je devais assumer les conséquences de mes actes. Donc, je restai muette, silencieuse, telle du marbre, sirotant mon thé matinal.

En effet, ma mère me quitta quelques heures après. Nous restâmes en silence, pendant que j'attendais nonchalamment que ma mère quitte mon appartement. Le temps sembla passer au ralenti.

« Au revoir », me dit-elle, sa valise à la main. « Prends soin de toi ».

Je n'étais pas certaine de cette dernière réplique, j'haussai simplement les épaules. « Merci maman, je t'aime ». Et je n'étais pas très convaincue de mes propres paroles.

Lorsqu'elle me quitta, je dormis pendant une heure et me réveillai fatiguée. Il faisait maussade dehors, et mon humeur empirait la chose. Je crois bien que j'étais restée plus d'un quart d'heure debout face à ma fenêtre, observant la pluie tambouriner la vitre avec force, me berçant de la musique qu'elle produisait.

J'étais fatiguée, j'étais triste. J'étais morose. Et, je profitais de ces instants pour réfléchir à ce qu'il m'était arrivé.

Sous la prise d'alcool, j'avais été comme ensevelie dans un étrange état de conscience. J'avais l'impression d'avoir disparu pendant une heure, et fait place à une nouvelle personnalité, une nouvelle jeune fille. Plus ouverte, plus confiante, pleine de bonne humeur. Celle qui avait agrippé les verres de vodka, celle qui avait pris cette cigarette entre ses mains et expulsé des volutes de fumée. Celle qui avait déposé ses lèvres sur celles de Hugo et qui avait laissé les mains du garçon la toucher et se balader dans les recoins interdits de son corps.

En repensant à cela, j'eus l'étrange sensation que je ne parlais pas de moi.

Soudain, je pris conscience que, depuis que j'étais arrivée à la faculté, ma vie tanguait. J'étais une Hélène sans repères, sans but, sans réelle personnalité. A la fois, j'essayais de me camoufler derrière un masque, et de temps en temps, je devenais réelle et vraie. A la fois, j'avais envie d'être pleine de joie de vivre et de bonheur, mais je me rendais compte que j'aimais rester seule avec moi-même, et me confronter à une partie de moi, solitaire et angoissée. A la fois, j'avais une envie torride de vivre. Et à la fois, j'avais peur.

J'avais toujours voulu être quelqu'un d'autre mais jamais je n'avais effleuré cet idéal du doigt. Et hier soir, je m'y étais approchée. 

Il y avait comme un gouffre qui s'était créé entre ces deux personnalités ; entre mon ancienne moi et celle du présent. Il s'alourdissait, s'agrandissait sans cesse. J'étais inconsciente de cela, et je l'avais nourri maladroitement. Je cloîtrais mes émotions dans ma chambre, je les enfouissais dans mes écrits. Je les cumulais lorsque je vivais, lorsque j'échangeais avec les autres. Je ne cessais d'agrandir ce fossé entre Hélène et Hélène. Je creusais encore plus profond, sans forcément en être consciente.

Quel était le facteur qui avait commencé à créer une fente dans ma personnalité ? Qu'est-ce qui m'avait rendue ainsi ? Qu'est-ce qui avait réveillé ces abysses en éveillant ma conscience ?

Je m'en rendis compte, alors qu'une image survint à nouveau.

C'étaient de grands yeux aux pupilles dilatées. Des yeux bleus électriques. Ces mêmes yeux que je ne cessais de chercher depuis quelques jours.

C'était Alice.

J'étais perdue, complètement troublée, absorbée dans un labyrinthe dont je n'arrivais pas à sortir. La vraie jeune fille que j'étais semblait s'immiscer constamment dans un combat interne qui se déroulait entre la Hélène solitaire, instable, pleine de questions et isolée du reste, pleine de barrières et de limites infranchissables ; et celle qu'elle s'était découverte petit à petit, suite à ce questionnement, consciente de sa position, d'elle-même, de son existence, de ses valeurs et de sa vie qu'elle avait entre ses mains. Consciente qu'elle pouvait franchir les limites, et chercher à trépasser les barrières de sa vie, pour trouver jusqu'où elle pouvait aller.

Suite à ces réflexions, je décidai d'aller dormir. Il commençait à se faire tard, et la nuit approchait. Mon mal de tête revint, mes jambes flageolaient. Je m'étendis sur mon lit, fermai les yeux, respirai profondément.

Tout éclata soudainement. Je me réveillai en sursaut pendant mon sommeil, couverte de sueur et tremblant de tout mon corps. Je hurlai sans cesse en me bouchant les oreilles, comme si je ne voulais pas m'entendre. Je me griffai le corps de tout mon long, mes ongles s'enfonçaient dans ma peau. Mes yeux s'ouvrirent en grand, dans ma tête d'étranges pensées me traversaient l'esprit. Je me précipitai dans ma salle de bains, face à un miroir. Et dans un moment de confusion intense, j'aperçus deux silhouettes floues face à moi.

Il y avait deux Hélène. Les mêmes lèvres, les mêmes yeux grands ouverts, les mêmes cheveux ébouriffés. Mais quelque chose les différenciait. Je ne saurais dire quoi. J'entendais des sons étranges autour de moi, mon corps fut pris de frissons et de convulsions. Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Je pleurais, sans cesse. Mon poing se ferma. Il se crispa. Tout comme mes lèvres et ma mâchoire. Ces deux silhouettes m'observaient, chacune de leur façon. Qui étais-je réellement ? Laquelle des deux ?

Ma tête bourdonnait. Mon corps fut saisi d'une puissante force, et, en un mouvement presque inconscient et instinctif, je brisai la glace de mon poing. Elle éclata en mille morceaux qui volèrent autour de moi. Le verre pénétra ma paume, et des filets de sang rouge poisseux coulaient le long de mon bras.

Lorsque j'observai à nouveau ce miroir brisé, j'aperçus une seule silhouette, déformée par les fentes. Une seule personne se dressait en face de moi. L'orage dans mon esprit s'était enfin effacé. Comme si tout était revenu à la normale, comme si mon corps et mon esprit ne formaient qu'un seul à nouveau.

Je ne voulais plus m'endormir ; j'avais peur. Je passai ma nuit à lire des livres, à écrire des pensées qui me traversaient la tête, jusqu'à l'aube.

Oedipe reineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant