Dolores.

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«Las vueltas que da la vida, el destino se burla de ti

dónde vas bala perdida, dónde vas triste de ti?»

Los Suaves, Dolores se llamaba Lola.


« Je suis Lola.

-Lola, ça vient de Dolores, non?

-Sûrement. Mais ne m'appelle jamais Dolores, je t'en supplie».

Voilà comment elle se présentait à tout le monde, cette grande rousse aux joues roses constellées de tâches de rousseur, qui regardait avec de splendides yeux marron ceux qui passaient à ses côtés. Lola, elle était délicate ; elle était joyeuse et douce. Elle riait sans cesse : oui, elle aimait entendre son propre rire transpercer le ciel.

Lola avait deux passions. «La poésie, elle commençait à conter avec de grands gestes des bras, parce que Baise m'encor de Louise Labé aura bercé mes lèvres et mes doux yeux, et que Rimbaud sera à jamais l'un de mes plus grands amours platoniques».

Et lorsqu'on lui demandait ce pourquoi elle vivait, elle répondait simplement « l'art. Car, continuait-elle de sa voix théâtrale, l'art transgresse les générations, il émeut et il fait aimer ce monde qui paraît si sinistre à vue d'œil ».

Lola était mystérieuse, ah ça, elle l'était. C'était une fille originale, et je le lui disait souvent. Lola était un secret pour elle-même. La seule chose que tout le monde savait, c'était qu'elle aimait rire.

Elle s'esclaffait, ouvrant grand les lèvres. Elle laissait échapper des gloussements de sa gorge, qui perçaient les oreilles. Oui, elle aimait rire, et dans ses yeux marrons brillait souvent une lueur que tout le monde enviait : celle de la joie de vivre.

Lola et moi nous étions découvertes l'une à l'autre, comme deux livres ouverts qui discutent, car nous allions à la même faculté d'histoire. C'était le hasard. N'importe qui aurait pu croiser ma vie. Mais non, c'était ainsi que les gens de là-haut, comme le disait souvent Jacques le Fataliste, avaient décidé.

Nous n'avions pas un seul point commun : nous étions tellement différentes que c'en était presque drôle. A voir, à observer, il s'agissait d'un tableau pittoresque qui attirait une certaine compassion. Elle avait un merveilleux petit copain qui ne cessait de lui dire « je t'aime » avec un simple regard, et ils s'enlaçaient avec amour. «Tu sais, le meilleur sentiment de cet univers, c'est d'aimer. Mais celui qui transcende le monde, c'est celui de se sentir aimé». C'est ce qu'elle avait murmuré d'une voix à la fois mélancolique et pleine d'amour. Elle avait un sourire radiant, une joie de vivre contagieuse. Elle avait un charisme qui dépassait les limites du possible. Elle était impossible ; elle semblait impossible. Il y avait entre ses mains la vie, qu'elle savait agripper de ses doigts.

Je nous vois encore, assises à une table d'un bar chic et bobo, un Monaco à la main : nous fêtions notre amitié imprévue dans les rues. Elle me parlait de son homme, je lui parlais de mes amours platoniques et de mes fantasmes. Elle me parlait de sa passion, et moi de la mienne. Nous parlâmes d'art. Nous aimions ça, c'est sûrement la seule chose que nous avions en commun.

Il y avait en Lola quelque chose qui me rendait heureuse. Je ne sais pas si c'était son rire qui fusait dans les airs lorsqu'elle s'esclaffait à gorge déployée. Ou alors sa façon de me réconforter pour quelconque bêtise qui me prenait les tripes et la tête. Aucune idée. En tout cas, j'étais bien avec elle.

Ce soir-là, ces Monacos qui tâchaient nos lèvres rouges d'une fine mousse rose, marquèrent le début de notre petite amitié. Nous nous retrouvions souvent à la fac pour discuter de nos vies, de nos travaux, de nos écrits, de nos passions, de nos Monacos bus et de nos plans d'avenir.

Un jour, Lola et moi parlions avec énergie. Elle mangeait un sandwich au surimi, elle ne cessait de me dire à quel point elle aimait ça, parce que c'était original. « Surimi, seulement au nom, c'est anormal ! Et puis ce goût ! C'est à la fois beaucoup et rien, j'adore ! ».

Je riais, alors que je mangeais un simple sandwich jambon/emmental.

« Tu es originale.

-Et je ne veux pas l'être.

-Arrête avec ta fausse modestie. Je commence à te connaître, je sais très bien ce que tu penses vraiment.

-Perspicace que tu es, jeune fille ».

J'ai terminé mon sandwich en riant. Elle le faisait aussi, je voyais dans ses yeux qu'elle pensais à la même chose que moi.

Lola était unique.

Quelques heures plus tard, alors qu'elle était partie voir son copain beau et merveilleux, j'étudiais la philosophie. Freud et sa psychanalyse, Socrates et son allégorie de la caverne, Marx et l'illusion d'un communisme utopique. Plongée dans mes livres, assise à une table de la bibliothèque de l'université, j'étais un cliché, une image : je lisais, j'étudiais, j'étais invisible, j'étais banale. C'était moi, Hélène, là, sur cette chaise.

Hélène, on passait à côté sans la regarder. C'était triste à dire, mais Hélène n'avait rien d'exceptionnel. Elle était seule sur la table, et lorsqu'on la croisait, pas un seul regard ne se déposait sur elle. Pourtant, elle n'était pas méchante, n'était pas laide ; elle était vivante. Mais Hélène passait inaperçue.

Si je parle d'Hélène au passé, c'est parce que la Hélène que je suis aujourd'hui ne correspond pas à celle que j'étais ce jour-là : assise sur cette table, lisant le livre de Socrates, alors que la rentrée s'était déroulée depuis un mois environ, je n'étais encore rien.

J'avais beaucoup de choses à me dire, à me reprocher. Lorsque je m'observais dans un miroir, ma silhouette ne me parlait pas. Elle subissait mon lourd regard qui la jugeait sévèrement ; d'un geste malhonnête, je la méprisais sans cesse. J'avais beaucoup trop de choses à me devoir, à exiger à ce reflet face à moi. A ces yeux sans expression aucune, tristes et transparents ; cette bouche crispée et sèche. Je voulais trop de moi, je me haïssais, sans raison valable. Juste pour cette silhouette faible que je ne cessais de porter derrière moi, telle une ombre lourde et pesante.

Lorsque je marchais, c'était comme un boulet que je tirais derrière mes talons, qui fissurait le sol sous mes pas. Je baissais la tête, pour ne pas me faire remarquer. Alors que déjà, personne ne m'observait.

J'avais beaucoup trop de choses à me prouver, à moi et aux autres. Je subissais, je ne questionnais pas mes gestes et mes actions. Ma vie monotone et ennuyeuse semblait me porter dans les méandres de ses épisodes pluvieux, où la seule compagnie que j'avais était cette silhouette que je ne cessais de mépriser pour sa faiblesse. Hélène était enfermée, cloîtré entre les griffes des jours qui passaient et qui se ressemblaient tous, insipides et ternes.

C'était peut-être pour cette raison que j'aimais tant Lola. Car sa compagnie m'obligeait à oublier qui j'étais.

Oedipe reineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant