Evy / chapitre 5.

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Pas envie de me changer.

Je reste en jupe et débardeur aux couleurs du resto. Five m'attend à l'extérieur, le dos appuyé au mur. Il a rabattu sa capuche. On ne voit presque plus son visage. Le jeu d'ombres fait ressortir juste sa mâchoire marquée par un début de barbe et ses yeux verts.

Il me fait penser à un chat. Un gros félin patient. Très patient. Il m'a attendu toute la soirée. Et m'a guettée telle une proie. Tout le temps, j'ai senti le poids de sa présence. Il a essayé de me déstabiliser. Il joue au chat et à la souris avec moi.

Il voudrait savoir qui je suis et me sauter. Comme tous les hommes que j'ai croisés dans ma vie. Ils ne pensent qu'à ça. Je sais que je suis à leur goût. Mon corps a des formes où il faut. Je ressemble à une poupée. Seuls mes yeux dérangent. Je ne sais pas leur donner vie. Je souris, je peux même rire et avoir des pensées heureuses. Ça m'est déjà arrivé.

Mais quand je regarde un homme, je ne ressens rien ou alors des sentiments négatifs. Dégoût et rage en premier.

J'ai appris à éviter de les fixer. Il ne faut pas que je mette mal à l'aise ceux qui se trouvent en face de moi. Je ne veux pas qu'on cherche trop profond. Qu'ils se demandent pourquoi je les déteste.

J'ai mis des années à me remettre. J'ai vu des psys, j'ai subi leurs séances de lavage de cerveau. J'ai avalé des médocs.

L'éloignement et le faux-semblant de famille que j'ai réussi à grappiller m'ont permis de faire croire que j'étais guérie. Que j'ai surmonté mon traumatisme :

« Oui, le passé est révolu. Non, je n'y pense presque plus. Ne vous inquiétez pas, je prends mes médicaments... »

La culpabilité de mon père, soutenue par son argent, m'ont donné la possibilité de gruger mon monde. J'ai disparu, refait ma vie, pris un autre nom.

Et je reviens dans cette ville pour peu de temps. Dès que mes objectifs seront atteints, je quitterai le pays. J'espère faire ma vie après. Vraiment. Libérée de tous et de tout.

Qui pourrait reconnaître en moi la petite fille du sénateur Russel ? Je suis passée dans leur vie qu'un court instant. Insignifiante et vite oubliée. J'ai changé, j'ai grandi. Eux, sont restés gravés dans ma mémoire. Leurs visages, leurs gestes, leurs paroles sont indélébiles.

-Te voilà, me dit Five.

Il se redresse et me laisse faire quelques pas avant de me suivre. Le restaurant est à deux rues de la nôtre. Pas besoin d'une voiture. Je laisse le silence s'installer entre nous. J'aime ça et puis chercher à faire la conversation ne m'intéresse pas.

-Tu fais le chemin tous les soirs ?

-Oui, ce n'est pas loin. Cinq minutes de marche.

-Tu le fais seule, insiste-t-il.

-Oui, comme une grande. Je connais le quartier.

-C'est dangereux, tu pourrais faire de mauvaises rencontres.

Je rigole et le regarde.

-Tu te fous de moi là, non ? Qui a pris le flingue, qui sert à me protéger ? Toi. Et maintenant, tu t'inquiètes, je raille.

-Ouais. Tu es sans défense. Tu devrais être prudente.

Il a un sourire ironique.

-Rends-moi mon arme, connard.

-Non, je t'ai dit que je veux quelque chose en échange.

-Et quoi ?

-On peut commencer par un baiser. J'aimerais savoir quel goût tu as.

-Pff, j'embrasse pas. Je n'aime pas ça.

-Tu as tort. Ça peut être très chaud, un baiser.

S'il savait que je n'embrasse pas car je ne veux pas, que je ne supporte pas d'être si près d'un homme. C'est trop personnel. Je ne veux pas laisser entrer quiconque.

Celui qui pose ses lèvres sur les miennes pourrait comprendre le vide qu'il y a en moi. Et pire, c'est qu'il pourrait me remplir de sensations, de pensées et d'émotions.

Je ne veux pas ressentir. Pas encore. Pas avec lui.

Quand tout sera fini, je voudrais trouver un mec qui me fasse oublier mes peurs, mes appréhensions et me donne envie. Oui, envie de vivre et même envie de revivre. D'ouvrir les yeux le matin et de me dire que le soleil se lève sur un futur bonheur. Un homme qui me donnera l'espoir de partager avec lui des projets.

Je ne veux pas lui offrir mes lèvres. Je ne veux pas le laisser m'envahir. Il est attirant. Il a du charme.

Pour mon malheur, cet homme est brut de décoffrage, il n'a pas de limite. S'il veut une chose, il la prend. Pour l'instant je suis sa cible.

Nous arrivons devant chez moi. J'entre sans l'attendre, il me suit telle une ombre dans mon dos.

Je grimpe les trois étages d'une traite. Mes jambes tremblent sous l'effort. J'ai la fatigue de ma journée de travail, qui me rappelle que je ne peux pas le semer aussi facilement dans les escaliers.

J'arrive sur le palier, essoufflée. Mon suiveur est calme, en forme et tout près. Je cherche fébrilement mes clefs. Il se colle contre moi. Ses bras m'enlacent et m'empêchent de bouger, il me prend le trousseau des mains.

Je sens que je me raidis. C'est plus fort que moi. J'ai horreur de sentir une présence derrière moi. Pour éviter de paniquer, je me retourne dans le creux de ses bras.

-Tu fais quoi là ? Je lui demande hargneuse.

-Je vais me servir puisque tu ne veux pas me donner de toi-même ce baiser dont on parle depuis tout à l'heure.

Je me détourne en le sentant baisser la tête.

-Non, je n'aime pas ça, je te l'ai dit. Si tu veux, je peux te proposer autre chose en contrepartie.

-Et tu as quoi de plus intéressant?

-Je ne sais pas, je te fais à manger ? La compta ? Garde du corps ?

Il se marre.

-Garde du corps ? Sérieux ? Tu es minuscule, petite fille. Si j'ai besoin de protection, ce qui n'est pas le cas, je ne te choisirai jamais.

-Je t'ai déjà sauvé les miches, quand même.

-Ouais, c'est pas faux. Mais tu as réussi seulement grâce à l'effet de surprise.

-Cuisine alors ? Je répète en me collant à la porte.

Il a resserré sa prise. Je le sens, son corps presse le mien sur toute la surface possible. Sa bouche m'attire. J'essaie de ne pas la fixer mais c'est difficile. J'ai du mal à ne pas être curieuse.

Il a la réputation d'être un bon amant. En ville, les filles parlent de ses « exploits ». Il semblerait que bien qu'il aime dominer, il donne beaucoup de plaisir à sa partenaire.

Et il a une petite armée de femmes qui sont passées dans son lit. Il est plus rapide de dénombrer celles qui n'ont pas couché avec lui que le contraire. Un vrai serial-baiseur, ce mec.

Ces pensées me ramènent au présent.

Sa main est sur ma hanche, il me fixe. Il essaie de lire en moi.

-Tu es un vrai défi, tu sais. D'habitude, je n'ai qu'à claquer des doigts pour que les petites culottes volent. Plus tu me résistes, plus j'ai envie de te prouver que tu peux aimer être embrassée.

-Ce n'est pas près d'arriver.

Mais je pense que pour entrer dans sa vie et y rester, c'est le bon plan. Être un défi, une épine dans son flanc, le titiller.

Si je dois me sacrifier en le laissant m'embrasser. Et bien soit, laissons-le faire.

-Tu n'y arriveras pas de toute façon, je lui redis.

-J'accepte le défi, si tu es mouillée après mon baiser, faudra que tu fasses tout ce que je veux. C'est mon gage. Si tu ne l'es pas, je te rendrai le flingue et je ferai en sorte que personne ne t'emmerde dans le quartier.

-Et tu arrêteras tes provocations ?

Five [Sous Contrat d'édition Hugo Poche. Sortie le 13 Juin 2019]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant