Evy / Chapitre 27.

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Ce matin, je suis partie avant son réveil, comme une voleuse.


Je ne voulais pas le regarder et lui mentir. Et le risque de renoncer était trop présent. Sa force de séduction est trop grande. Je l'ai regardé dormir un moment, à plat ventre les bras sous l'oreiller. Les tatouages tribaux sur ses épaules ressortant contre le blanc de mes draps.

J'ai récupéré le collier que j'avais retiré, en rentrant hier soir, et déposé sur le meuble de la cuisine. J'ai pris le numéro de téléphone de Cobb que Five m'a donné après la douche, quand nous nous sommes installés au lit.

Dans la chaleur de ses bras, j'étais prête à croire que tout était irréel à l'exception de lui. Jusqu'à ce qu'il me demande si quelqu'un m'avait blessée dans le passé. Avec tous mes reculs et dérobades, il a bien sûr compris que j'avais un problème. Il n'est pas con, j'aurais dû me douter qu'il allait me questionner à un moment ou à un autre. Un froid glacial m'a recouvert.

Comment lui dire que oui.

Oui, j'avais eu mal.

Oui, un homme m'avait violentée.

Oui, j'avais été torturée.

Et pire que tout. Qu'il y avait participé, volontairement ou non, ce n'était pas le plus important. Et que tout ce passé malsain me freinait, empoisonnait et empêchait ma vie d'être ce qu'elle aurait dû.

J'avais éludé comme à l'habitude, fermant les yeux et feignant le sommeil. Il était resté longtemps à me caresser avant de lui-même s'endormir sur un soupir.





*****




Il est neuf heures trente quand mon téléphone sonne. Cet appel, je l'attends avec une impatience fébrile. J'ai mis au point, depuis des semaines, une stratégie compliquée. Tiré des ficelles, employé des méthodes qui m'auraient fait honte, si je ne m'étais pas remémoré le but et surtout l'origine de mes actes.

Je décroche et prends une intonation loin de mes préoccupations. Joyeuse, amicale, pleine d'entrain.

-Hello Kelly !

-Evy ! Tu ne décroches pas, ça fait des heures que j'essaie de t'avoir.

La voix est juvénile mais l'accent pompeux et snob qui l'accompagne, lui donne un ton mondain.

-Ce n'est pas vrai, c'est la première fois que tu sonnes. Tu as juste besoin d'apprendre la patience.

-La patience ! Mais pourquoi ? Je te paie, je ne veux pas attendre. Tu es à mon service, donc tu réponds tout de suite.

Elle me met les nerfs cette fille. Sa voix nasillarde fait saigner mes tympans. Elle ne se prend pas pour de la merde cette gamine. Si je m'écoutais, elle aurait déjà reçu une bonne fessée.

-Kelly, je lui dis les dents serrées. Fais attention. Je peux toujours te laisser tomber.

-Tu n'as pas le droit ! Sinon tu le regretteras.

-Ah oui ! Et tu feras quoi ? Tu le diras à Papa ?

J'appuie sur le dernier mot, sarcastique et débordante de dégoût. C'est plus fort que moi.

-Tu ne dis plus rien ? Je m'en doutais. Maintenant tu raccroches, je t'envoie l'adresse et on se retrouve dans une heure.

-Tu me le payeras, menace-t-elle.

Je rigole de son ton d'enfant gâtée pourri.

-Non, c'est toi qui me payes. Et bien en plus.

Je coupe la conversation avant qu'elle ne recommence avec ses jérémiades habituelles. Cette gamine m'énerve mais j'ai hâte de la voir. Car cette pimbêche est celle qui fera plier Cobb, et pour cela, je peux encore la supporter quelques instants.




*****




Le manoir est inhabité depuis de trois ans, et il y a longtemps qu'il n'a plus été entretenu. D'un style anglais, fait de bois, un peu délabré, il donne une impression de solitude et de tristesse. Les meubles sont recouverts de draps ayant perdu leurs éclats avec le temps. Les vitres sont sales, poussières et toiles d'araignées collés dessus. Quelques grains volent dans les pauvres rayons de soleil qui arrivent à passer au travers. Une couche se soulève et tourbillonne dans l'air à mon passage.



La propriété est en friche, les herbes hautes se mélangent aux arbustes non taillés qui retournent lentement à la vie sauvage. Ces quelques hectares de nature sont entourés d'un haut mur et d'une imposante grille. Seul le cadenas qui maintient le portail fermé est neuf. L'argent de mon père a servi à acheter le domaine. Je voulais cette demeure éloignée de tout, à flanc de colline. Où on peut faire autant de bruit que l'on veut. Sans que les voisins s'en inquiètent. Mes préparatifs sont bouclés depuis une bonne demi-heure.

J'ai mis les détails en place vite et bien. Je tourne en rond depuis et ressasse le passé. Je n'ai besoin de rien sauf d'une personne. Et elle arrivera bientôt. J'entends un moteur puissant qui annonce son arrivée.

Une voiture approche et s'arrête devant l'entrée. Envoyant des graviers partout sous le freinage brusque de sa propriétaire. Je sors et admire la façon incongrue utilisée pour se garer. Une roue sur la bordure en travers du chemin.

N'importe quoi !

Une BMW i8, coupé sport noir et argent, cette voiture vaut une fortune. C'est un crime de laisser cette mioche rouler avec ce bijou. En plus, c'est illégal.

-Que fais-tu à conduire, Kelly ?

La jeune fille qui sort du véhicule ignore complètement ma question. Elle est trop occupée à admirer les alentours.

Habillée d'une tenue qui équivaut au salaire d'une simple serveuse telle que moi, elle tourne sur elle-même.


Cette adolescente est bien trop jeune, elle n'a pas encore quatorze ans. Elle finit son inspection et se dirige finalement vers moi.

Son sac de marque au creux de son coude, ses chaussures à talons, ses fringues de luxe et son maquillage trop appuyé, la font paraître plus âgée.

On pourrait la prendre pour une poule de luxe à peine majeure.


Son attitude hautaine m'a de suite interpellée. Enfant privilégiée qui se croit tout permis.

-Evy ! Alors là ! Je dois dire que tu t'es surpassée. J'adore cet endroit.

-Tu n'as pas répondu à ma question. Comment ça se fait que tu conduis.

J'ignore sa réflexion sur le domaine, je n'ai rien à faire de ce qu'elle pense.

-Oh allez ! Ne fais pas ta relou. Qui viendrait me dire quelque chose ? Je sais conduire.

-Ça, ça reste à prouver.

-Et, papa m'a acheté la BM. Je ne vais pas le laisser rouiller dans le garage ? Ce serait du gâchis.

Elle rejette dans son dos sa chevelure blonde décolorée et brushée. Même sa coiffure pue le fric à deux kilomètres. Son attitude dédaigneuse me fait penser que c'est une chose que j'ai évitée d'être. Dieu merci, j'aurais pu être pareille.

-Ton père sait où tu es ?

-Bien sûr que non. Il pense que je suis au bahut.

-Mais tu avais mieux à faire, je lui réponds avec un sourire.

Il ne faudrait pas qu'elle se méfie de moi. Je continue en la conduisant vers le perron.

-Alors, que dis-tu de cette maison?

-Pour la fête d'Halloween que je veux, c'est génial. Tu as trouvé ce que je voulais. J'imagine bien l'ambiance la nuit. C'est glauque.

Elle sourit et soudain, elle paraît son âge. Une gosse de treize ans qui veut faire une fête sans le consentement de son père. Et moi qui en profite. Elle me pense agent immobilier.

Ça fait des mois que je la travaille. Elle a confiance. Facile à duper tant elle est naïve et persuadée que l'argent de son père lui ouvrira toutes les portes.

-Allez, entre. Tu verras. La maison est top. Surtout la cave.

Five [Sous Contrat d'édition Hugo Poche. Sortie le 13 Juin 2019]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant