Bonus 1 : Ariana Maria Cappeone

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Je ne suis plus qu'une coquille vide. Ma raison d'être, l'essence même de mon âme m'a été arrachée le 26 janvier 1988. En deux jours je suis passée du plus beau jour de ma vie à celui le plus funeste. Deux jours, c'est le temps que j'ai eu pour faire le plein de mon bébé. Deux jours pour graver dans ma mémoire sa perfection. La douceur de sa peau. La finesse de ses traits. La puissance de sa chaleur. La délicatesse de son odeur. Et puis on me l'a enlevé. Brutalement. Sans anesthésie.

Je suis restée prostrée deux semaines. En essayant de me convaincre que j'avais pris la bonne décision. Il faut dire que mes parents n'étaient pas à court d'arguments.

J'étais trop jeune.

Je n'étais pas mariée.

L'homme que j'aimais n'était pas digne de ce nom.

Ma fille était une bâtarde.

Un enfant illégitime, né d'une relation hors mariage.

Et puis un jour, j'ai ouvert brusquement les yeux.

Je n'avais pas pris cette décision.

Je voulais épouser ce jeune français de cinq ans mon aîné, qui était l'amour de ma vie. Même s'il était un peu marginal pour une famille croyante comme la mienne, nous nous aimions.

J'allais avoir une petite fille. Elle n'était pas une bâtarde mais la huitième merveille du monde.

Mais aujourd'hui, je les ai perdus tous les deux. L'homme de ma vie a subitement disparu quelques jours après l'annonce de ma grossesse. Sans explications. Et ma douce enfant, mon bébé, est désormais dans les bras d'une autre que moi.

Quand elle est née, j'ai profité d'un moment de répit pour lui écrire une lettre que j'ai caché dans ses langes. Et j'espère, qu'un jour, elle aura lu ce mot. Pour qu'elle sache que je l'ai aimé à la seconde où j'ai su que je la portais en mon sein. Pour qu'elle sache combien je regrette d'avoir été aussi faible. Si lâche.

Le jour où j'ai ouvert les yeux, j'ai craqué. J'ai déversé toute ma rage sur mes parents et je suis partie. Sans regrets, sans honte et sans un regard en arrière. Seule, sans argent, sans situation et sans but. J'ai erré dans les rues des jours durant. Consciemment ou non, mes pas m'ont mené au couvent San Domenico. Pendant cinq longues années, chaque jour, je m'y rendais. Avec le temps, c'était devenu un rituel. Je survivais et je m'accrochais avec l'espoir de pouvoir t'apercevoir quelques instants. Une façon d'être près de toi. Et cela arrivait parfois. Pendant quelques secondes, tu étais là, telle une apparition divine dans ce lieu saint. Pendant ses quelques secondes volées, tu illuminais ma journée de ta beauté et mon cœur se fissurait un peu plus.

Et puis un matin, tu as disparu. Le lendemain tu n'étais pas là. Le surlendemain non plus. Il m'a fallu trois jours pour comprendre que l'on t'avait encore arraché à moi. J'ai fini par apprendre que tu avais été envoyé en France dans un orphelinat. Mon monde s'est effondré à nouveau. Parce que l'espoir de te revoir s'était envolé. Mais aussi parce que le destin t'avait emmené dans le pays natal de ton père. J'allais de plus en plus mal. Ma vie n'avait plus de sens, elle avait perdu son rayon de soleil. C'est au fond du trou, empêtrée dans les sombres travers de l'humanité, qu'un ange de lumière m'est apparu. Sœur Marie du couvent de San Domenico. La religieuse n'avait jamais pu oublier mon visage. Ma détresse. Mon déchirement. Ma tristesse. Dieu, à travers la sœur, m'envoyait un signe. Un espoir. Un petit morceau de papier plié en quatre. Avec une adresse, en France. Celle de l'établissement des Orphelins où tu vivais désormais. Une ultime perspective de te retrouver.

À compter de ce jour, j'ai travaillé d'arrache-pied pour pouvoir m'offrir le ticket qui me ramènerait vers toi. Cela m'a pris des années. L'humiliation et le déshonneur que j'ai jeté sur ma famille avait fait le tour de la ville et des provinces alentours. Personne ne voulait côtoyer de près ou de loin, une trainée comme moi. Malgré tout, je n'ai jamais rien lâché. Le souvenir de ton visage angélique et de tes boucles brunes a été mon moteur. J'ai donné tout ce que j'avais. J'ai vendu mon corps à des hommes peu scrupuleux, tout comme j'aurais vendu mon âme au diable.

Et enfin, à l'aube de l'année 2002, je foulais le sol français. Seule, quelques billets en poche et ne parlant pas un mot de la langue nationale. Cela a été le parcours du combattant pour te retrouver dans cette immense ville. Pourtant, au bout d'une dizaine de jours, te voilà enfin devant moi. Mon ange, tu es tellement belle. Mais très vite, l'image d'une adolescente épanouie s'est évaporée laissant place à celle d'une jeune fille amère. Si tu savais mon amour, à quel point je m'en veux.

L'année suivante, tu intègres un nouveau lycée. L'établissement où j'ai réussi à décrocher un petit contrat de remplacement pour assurer les cours d'italien. Tu ne peux pas imaginer ma joie quand tu as rejoint mon cours. Tu étais si exceptionnelle, si intelligente, si époustouflante. Pourtant, ton âme si pure, ton innocence d'enfant étaient entachées d'une lueur de rage ardente. Surtout quand les sujets autour de la famille étaient abordés. À ce moment-là, plus que jamais, j'ai dû cohabiter avec deux sentiments contradictoires, le bonheur de t'avoir près de moi et la culpabilité d'être l'unique responsable de cette colère qui te ronge. Avec le soutien sans faille de la seule amie que tu avais, tu as poursuivi tes études, ton rêve et tu as réussi à obtenir ton diplôme. Si tu savais ma fille à quel point j'étais fière de toi. Tu avais la créativité et le talent de ton père. Malheureusement, ta rancœur, ton amertume et surtout ton incompréhension grandissaient en même temps que toi. J'aimerais que tu saches qu'il ne s'est pas passé une minute où j'ai voulu venir te voir, pour te raconter mon histoire, la tienne.

J'étais rongée par la peur, j'étais fautive, à tel point que je redoutais te faire plus de mal qu'autre chose. Puis, au détour d'une conversation, j'ai compris que je t'avais perdue. Dans tes mots, tu étais tellement en colère, déterminée et sûre de toi. Tu affirmais, tu assumais haut et fort être seule depuis toujours et que cela ne serait jamais un frein à ta réussite et à ton bonheur. Que tu n'avais besoin de personne. Encore moins d'une mère capable d'abandonner aussi lâchement son enfant. Cela a été un coup de poignard dans mon cœur déjà meurtri. Je ne t'en veux pas ma puce, jamais je ne pourrais t'en vouloir. Tout comme je savais au fond de moi que tu ne me pardonnerais pas ma faiblesse. Je ne m'excuserais jamais, je ne pourrais pas non plus implorer ta grâce. Alors, petit à petit, à contrecœur, j'ai pris mes distances, ne voulant pas entraver ta détermination à avancer et à vivre heureuse.

Pendant des années, je me suis tenue loin de toi. Mais dans l'ombre, j'étais toujours là. Te voir vivre ta vie faisait mon bonheur. Puis, un jour, tu semblais heureuse. C'était ce que j'attendais depuis toujours, c'était tout ce que j'espérais pour toi. Je pouvais partir en paix. Il ne me manquait que ces mots à te dire, ou plutôt à t'écrire. J'ai couché sur le papier tous mes regrets mais surtout tout mon amour pour toi. J'ai écrit à mes parents aussi, tes grands-parents, pour leur dire toute la haine que je ressentais pour eux.

Ma fille, mon amour, sache que j'ai toujours été là. Tu ne le sais pas, tu ne le sauras peut-être jamais mais j'ai donné ma vie entière à essayer de réparer mes erreurs. J'aurais tant aimé être une mère, une vraie pour toi. Tu le méritais, tu méritais mieux que moi. Je te supplie simplement de croire en la sincérité de mon amour pour toi. Tu es et tu seras à jamais la huitième merveille de mon monde. Maïa, l'amour de ma vie, je n'ai jamais cessé de t'aimer.

*

Le 16 mars 2007, Ariana Cappeone partait.

Sa fille avait trouvé le bonheur, alors qu'elle perdait ses cheveux.

Sa fille était épanouie, alors qu'elle n'avait plus que la peau sur les os.

Sa fille avait des piliers dans sa vie, alors qu'elle était seule.

Ariana a mené deux combats.

Elle a lutté cœur et âme pour sa fille.

Elle a donné corps et âme pour sa fille.

Elle a gagné cette bataille.

Avec pour trophée le sourire radieux de son ange.

Elle laissait Maïa sortir de sa vie tandis qu'elle accueillait un remplaçant.

Elle acceptait son sort, punition méritée d'un acte terrible de lâcheté.

Elle se remettait à la mort, comme elle avait abandonné sa fille.

Elle a perdu ce combat.

Avec pour adversaire un redoutable cancer foudroyant.

LA DANSE DE L'AMOUR Où les histoires vivent. Découvrez maintenant